égale aptitude. Ce monde épouse avec une souplesse prodigieuse les intérêts du pays où ses affaires l’ont fixé ; français à Marseille, turc à Galata, égyptien à Alexandrie, il est russe à Odessa. Dans le collège des augures de Moscou, on n’entend pas des opinions plus orthodoxes et plus soumises que celles de certains slavophiles, tombés ici des quatre aires de vent. C’est même trop pur ; on voit vite le fond des eaux trop pures, le fit de sable sur lequel elles glissent.
La conversation a plus d’imprévu avec un vrai Russe « des classes intelligentes, » et l’on en rencontre quelques-uns, amenés par leurs affaires ou par leur service de Pétersbourg, de l’intérieur. A la bonne heure I celui-là maugrée contra tout, il critique son gouvernement, son pays et lui-même ; il se plaint de la centralisation bureaucratique, du peu d’initiative laissée aux individus. Vous croyez avoir affaire à un libéral ; erreur, vous ne l’avez pas bien compris ; il se plaint l’instant d’après du manque d’autorité réglée, de la faiblesse des divers pouvoirs, il gémit de n’être pas gouverné. Si on lui donne toutes les lunes qu’il réclame, il ne sait pas bien ce qu’il fera, mais il tient pour certain qu’il fera quelque chose de peu ordinaire, vu qu’on se mettra quatre-vingts millions à la besogne et qu’on ne regardera jamais derrière soi. Pour lui, le monde est un vaste champ d’expériences soumis au hasard, divinité amie ; tout comme cette table de jeu dont il ne s’éloigne guère, où il risquera sa fortune sans sourciller. Si par malheur et par extraordinaire la table de jeu n’est pas dressée, il n’aura pas de plus grand plaisir que de passer tout le jour à vous expliquer, avec beaucoup d’éloquence et de feu, les théories contradictoires qui bouillonnent dans son esprit ; à moins qu’il ne fume assis en rêvant, cependant que son voisin le Levantin travaille et gagne de l’argent dans un comptoir. Pourquoi donc cette cigale commande-t-elle à cette fourmi ? Ah ! voilà ; c’est que notre mécontent est prêt à se faire tuer de grand cœur pour tout ce qu’il dénigre, et telles ne sont pas toujours les dispositions du Levantin pour tout ce qu’il loue ; c’est aussi que le Levantin peut bien gagner la fortune du Russe sur une carte, il ne démontera pas ce philosophe, qui dira avec un haussement d’épaules : Nitchévo, et restera riche de ses chimères. Or l’on se peut assurer en dernière analyse que le monde est possédé par l’argent, mais conduit par l’imagination et par le cœur. Oui, on en rencontre ici, de ces frères de l’immortel Oblomof et de l’immortel Roudine, doutant de tout dans le raisonnement et ne doutant de rien dans l’action, tournant sur eux-mêmes comme un jeune chien qui fait son lit, comme lui paresseux de nature et infatigables à l’occasion, également organisés pour dormir vingt-quatre heures et pour courir tout un jour.