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est bâti sur le cap Parthénion, où fut un temple de Diane. En Orient, les lieux de prière ne changent jamais, alors que la prière se transforme. Là où l’adoration des hommes s’est une fois posée, les sanctuaires renaissent de leurs ruines pour enfermer des symboles nouveaux ; comme ces chênes abattus qui repoussent du pied, continuant dans un individu rajeuni la vie impérissable d’un même gland.

Après le cap Parthénion, une étroite fissure s’ouvre entre deux mamelons ; c’est le goulet qui donne accès dans la baie de Balaklava, une mer intérieure en miniature et l’abri le plus sûr du littoral ; on sait quels services il rendit aux Anglais. Au-delà de Balaklava commence la haute chaîne des moûts de Crimée ; mais cette expression ne donne pas une idée exacte de l’architecture de la presqu’île. Le Yaïla, — c’est le nom turc conservé à cette chaîne et qui signale « plateau de pâturages, » — est, en réalité, une falaise géante, coupée à pic, dont la crête court à 1,500 ou 1,6000 mètres au-dessus de la mer, sur une longueur de 180 kilomètres, depuis Balaklava jusqu’à Kertch. Le versant nord n’est que la continuation de la steppe russe, interrompue un moment par les lagunes putrides de l’isthme de Pérécnp, et qui reprend au-delà avec sa physionomie habituelle, plane, dénudée, soumise à des hivers rigoureux ; elle se relève insensiblement jusqu’au sommet des plateaux du Yaïla. Tout autre est le versant sud ; une paroi perpendiculaire, abrupte ; entre le pied de cette muraille et la mer, sur les pentes formées d’anciens éboulis, une bande de terre, large de 3 à 6 kilomètres, un peu plus dans les vallées profondément creusées ; ce liseré de terrain est un espalier merveilleux, exposé en plein midi, abrité par la haute barrière contre les vents et les neiges ; là sont rassemblés tous les arbres, toutes les fleurs, tous les fruits qu’on peut trouver sur 30 degrés du méridien, depuis Arkhangel jusqu’à Beyrouth.

Notre braiment longe cette côte, d’abord déserte et sauvage dans la partie la plus resserrée, bientôt couverte de forêts, de vignobles, de maisons de plaisance et de palais. On distingue tous les méandres de la route de poste ; elle sort là-haut de la porte du Baïdar comme un serpent de son trou ; c’est la route de « la Corniche, » dont les Russes sont si justement fiers et qu’ils opposent à la Corniche italienne. Il est très recommandé aux touristes d’arriver sur la côte méridionale par la voie de terre, par la porte du Baïdar ; ce sera l’article premier des guides, quand on en fera pour la Crimée. Les familles trouvent là une auberge, au point précis où il faut s’extasier. J’ai préféré la voie de mer : du bateau qui contourne les rivages de Crimée, on aperçoit d’ensemble la presqu’île, ou saisit mieux la diversité d’aspect des deux versans et le caractère général de ce pays.