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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/515

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un mur de clôture avec une tour. Je demande à une petite fille, l’unique être vivant qu’on aperçoive devant la maison de poste, ce qui surgit là-bas à l’horizon. Elle me répond : « C’est le cimetière des Français. » Voilà donc le repère qui m’annonce le voisinage de Sébastopol ! C’est bien. Dans cette gorge sinistre où on la reçoit tout d’abord, l’impression est très forte, très belle. Mais que nous sommes loin des merveilleux décors traversés ce matin ! Des landes nues, sablonneuses, puis les plateaux arides de Chersonèse ; des ossuaires, des pyramides qui rappellent des combats. La route coupe le champ de bataille de Balaklava, en avant de Kadi-Koï, là où tombèrent les dragons d’Enniskillen et les Écossais gris de lord Cardigan, soutenus par les chasseurs d’Afrique du général d’Allonville. Et tout le long de cette route, des souvenirs semblables, sur des friches toujours plus dénudées, enveloppées de poussière noire, jusqu’aux faubourgs écroulés de Sébastopol, dont voici les lumières et les feux de mer.


Sébastopol, 21-23 septembre.

Jusqu’à ces dernières années, Sébastopol était restée exactement dans l’état où les vainqueurs la trouvèrent, le 9 septembre 1855 : un cadavre de ville, enseveli sous un amas de pierres émiettées par les bombes, les explosions, l’incendie. On ne pouvait pas dire que ce fût un champ de ruines ; dans cette seconde Troie, comme l’appelait le maréchal Vaillant, les ruines mêmes avaient péri. La population, qui s’élevait avec la garnison au chiffre de 45,000 âmes avant le siège, était tombée à 5 ou 6,000. Les eaux de la baie n’étaient hantées que par des fantômes de navires, les carcasses de la flotte abîmée dans cette rade depuis trente ans.

Aujourd’hui, la malheureuse cité renaît, grâce aux circonstances politiques qui ont rendu à la Russie sa liberté d’action dans la Mer-Noire. Une ligne ferrée descend de Pétersbourg et de Moscou à travers tout l’empire, elle vient aboutir au fond du ravin du Sud. On rebâtit ; des maisons blanches et coquettes percent çà et là les décombres. Mais la résurrection ne fait que de commencer : il est facile de se représenter ce qu’était naguère tout cet amphithéâtre, en parcourant certains quartiers ; l’herbe y pousse sur les fondemens bouleversés, poutres et moellons gisent encore à la place où les écrasa le boulet. Malgré toutes les descriptions qu’on a lues, on éprouve d’abord quelque peine à reconnaître les emplacemens historiques dans cet enchevêtrement de collines, de ravins et de baies où Sébastopol est disséminée par petits paquets.

Pour le voyageur qui arrive de la mer, ce panorama un peu confus se ramasse en quelques grandes lignes : à droite, le