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réuni sous une pyramide les ossemens, les leurs, les nôtres, ramassés pêle-mêle dans le fossé. Ici encore, la terre est restée hachée par la charrue infernale ; voilà sur tout le pourtour les trous de loup où s’embusquaient les tirailleurs de l’assiégé ; et, à 45 mètres, la tête de la tranchée d’où s’élancèrent les soldats de Mac-Mahon. En remuant du pied les mottes du jardin, on met à découvert des balles, des amorces. De cette position dominante, il suffit d’un coup d’œil pour comprendre que la ville était perdue en perdant Malakof. Avant d’y entrer, les vainqueurs ne soupçonnaient pas eux-mêmes toute l’importance de cette conquête, ils n’étaient pas certains qu’elle mettrait fin à la lutte ; ce fut seulement après avoir gravi ces talus qu’ils virent au-dessous d’eux Sébastopol à leur merci.

Quand on examine le pays de cet observatoire, un problème demeure insoluble ; comment, après la victoire de l’Alma, les alliés renoncèrent-ils à foudroyer la place du haut des collines du Nord ? Sauf un vieux fort et les batteries marines, qu’ils eussent pris à revers, il n’y avait de ce côté aucun ouvrage de défense. Un profane est mal venu à trancher en quelques mots une question sur laquelle les gens du métier ont longtemps discuté ; pourtant l’opinion des Russes, qui croyaient Sébastopol condamnée après l’Alma, n’a jamais varié sur ce qu’ils considèrent comme une faute incompréhensible, explicable seulement par le manque d’informations de nos états-majors. S’il y a eu fausse manœuvre, peut-être ne faut-il pas la regretter ; elle a permis aux nôtres de montrer ces trésors d’énergie et de constance, bien plus honorables pour eux qu’un succès de surprise. Mais on ne peut s’empêcher de plaindre l’erreur de Saint-Arnaud, qui aurait vu avant de mourir son drapeau flotter sur la ville, son nom attaché à ce grand événement. Il méritait bien cette suprême récompense. Quel admirable soldat, à l’âme ardente et mobile ! Quelle belle mort, quelle belle tenue du cœur quand le corps s’en allait ! Ah ! pourquoi faut-il qu’on discute cette gloire, compromise dans des besognes inférieures, pourquoi est-ce lui qui amena la garde dans la maison de M. Dupin ? Les gens qu’il amis au poste me disent qu’il fut avant tout un grand criminel ; c’est, je crois, le jugement qui a prévalu dans tout ce qu’on a écrit sur lui, en prose, en vers ; je ne suis pas bien éclairé sur ces histoires un peu troubles ; mais, après tout, quel admirable soldat !

Quand la pensée revient sur cette guerre de Crimée, — et que peut-elle faire autre chose ici ? — elle est assaillie par des problèmes militaires et diplomatiques plus obscurs les uns que les autres. On prendrait son parti des premiers en s’avouant son ignorance ; mais les seconds ? J’ai en jadis sous les yeux toute la correspondance