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côtés par des précipices, et l’on se trouve dans les rues d’une ville ruinée, aussi morte et silencieuse que Pompéi. C’est Tchoufout-Kalé, la métropole des Karaïtes. Pendant de longs siècles, auxquels il est impossible d’assigner un commencement, la tribu juive a vécu sur cette aire de roc vif, sans eau, sans terres arables, mais à l’abri des spoliations et des avanies. Il y a cinquante ans, la plupart de ces maisons étaient encore habitées, on fermait le soir les portes de la forteresse, et ces pauvres gens faisaient une heure de route pour aller chercher dans la vallée l’eau du Djurouk-Sou. Les temps devinrent plus doux, les Karaïtes descendirent dans les villes de la plaine, surtout à Simphéropol et à Eupatoria, où ils exercent maintenant le commerce. Il ne reste sur le plateau de Tchoufout-Kalé que deux familles et un rabbin qui dessert la synagogue ; les adhérens de la secte y reviennent prier à la fête des Tabernacles.

Les Karaïtes ne fraient pas avec les autres juifs ; ils repoussent le Talmud, s’en tiennent à la Bible et diffèrent par maintes pratiques de la liturgie. Propres, avenans, ils n’ont aucun des défauts qu’on reproche à leurs coreligionnaires en Russie ; au contraire, ils jouissent de l’estime générale, on s’accorde à louer leur probité, leurs qualités morales. L’origine de ce rameau d’Israël a lassé les conjectures de la science. Si l’on en croit leur propre témoignage, leur tribu aurait quitté Jérusalem avant la première dispersion, suivant les uns, avant la destruction du Temple, suivant les autres. Quelques historiens veulent voir en eux des judaïsans, recrutés aux premiers siècles de notre ère parmi les populations locales et sans lien de parenté avec le peuple d’Abraham. Le type de ceux que j’ai vus proteste contre l’assertion, il est purement hébraïque. Le rabbin me mène à la synagogue, ou il garde ses livres sacrés, puis au tombeau de la fille du khan ; sous ce turbé repose une fille de Krim-Guiréï, qui monta jadis à Tchoufout-Kalé pour implorer les soins d’un célèbre médecin karaïte ; elle s’éprit de ce savant homme, mourut à la fleur de l’âge et demanda qu’on l’ensevelit près de celui qui n’avait pu la sauver. Mon rabbin parle couramment la langue russe ; j’essaie de lui faire préciser les divergences entre sa Bible et celle des juifs, je voudrais surtout qu’il pût me dire si elle se rapproche de celle des Samaritains et s’il existe des affinités entre les deux sectes. Mais il ne sait pas ces choses. Il sait seulement qu’il est fort pauvre ; en m’invitant dans sa maison, tenue avec une propreté hollandaise, il me fait comprendre qu’un rouble serait bien placé en échange du verre de lait qu’il m’apporte. Nous descendons ensuite dans le Vallon de Josaphat ; sous un groupe de beaux chênes, les dalles tumulaires s’entassent là depuis plus de mille ans, quelques-unes vénérables et curieuses, couvertes de caractères hébreux d’une forme archaïque. De ce bois plein d’ombre et de paix, la vue est