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établir une manufacture de céramique à Ferrare, c’est lui qui choisit les ouvriers et qui les envoie. C’est à lui qu’on demande des doreurs et des encadreurs. Un jour, Alphonse apprend qu’il y a dans le palais de Giovanni Cornaro un animal étrange qu’on appelle une gazette. Vite, il écrit à Tebaldi de se rendre à l’atelier de San-Samuele et de prier Titien d’aller sur-le-champ faire une peinture de cet animal. Le duc avait été, cette fois, informé bien tardivement. Quand Titien et Tebaldi se présentèrent au palais Cornaro, on leur annonça que la bête était morte. « En peut-on voir au moins la peau ? » demanda l’ambassadeur. « La bête a été jetée au canal, » leur répondit-on. On leur montra cependant un petit croquis fait autrefois par Giovanni Bellini, d’après cet animal rare ; Titien offrit de le copier en l’agrandissant.

Sur ces entrefaites, le peintre, hier encore discuté, venait d’affirmer son génie par un chef-d’œuvre éclatant dont la renommée s’était promptement répandue dans toute l’Italie. Le 20 mars 1518, l’Assomption avait été découverte, à la grand’messe, le jour de Saint-Bernardin, dans l’église Santa-Maria-dei-Frari ; et les Vénitiens avaient pu admirer tout à coup réunis, selon l’expression d’un contemporain, « la grandeur formidable de Michel-Ange avec le charme et la beauté de Raphaël et la couleur même de la nature. » L’ambassadeur de l’empereur, Adorno, avait offert sur-le-champ aux moines, que cette manière grandiose et inattendue avait d’abord surpris, d’acheter la toile pour son maître. Le bruit de ce succès monta la tête d’Alphonse ; il s’empressa de complimenter l’artiste en lui envoyant un programme pour l’une des Bacchanales. Nous n’avons pas cette lettre du duc, tous les papiers de Titien ayant disparu, après sa mort, dans le pillage de sa maison abandonnée, mais nous en connaissons le sens par la réponse du peintre retrouvée dans les archives d’Este : « L’autre jour, j’ai reçu avec le respect que je dois la lettre de Votre Seigneurie ainsi que le châssis et la toile. J’ai lu la lettre, et les renseignemens qu’elle contient m’ont paru si beaux et si ingénieux que je ne sais si l’on peut mieux trouver. Et vraiment plus j’y pense, plus je me confirme dans cette opinion que la grandeur de l’art des peintres anciens venait en grande partie, sinon en tout, de ces grands princes qui leur faisaient de si intelligentes commandes, dont ils tiraient ensuite tant de renommée. Aussi, si Dieu m’accorde que je puisse en quelque façon répondre à l’attente de Votre Seigneurie, qui ne sait combien j’en serai loué ? Néanmoins, en cela, j’aurai seulement donné le corps et Votre Excellence aura donné l’âme… » Sans doute il faut faire une part à la politesse et même à la flatterie dans l’admiration que témoigne le peintre pour l’érudition et l’imagination de son patron ; néanmoins, toute cette correspondance prouve que le duc de