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travail qu’il fait pour nous. Pour le moment, nous ne l’importunerons point pour autre chose. Nous lui rappelons seulement cette tête qu’il commença pour nous avant de quitter Ferrare. »

De quelle tête ou plutôt de quel portrait s’agissait-il ? Toute cette correspondance entre le duc, Titien et Tebaldi qui, pendant plusieurs années, presque au jour le jour, nous montre aux prises le grand seigneur autoritaire, le fonctionnaire faisant du zèle, l’artiste intéressé et prudent, est remplie de détails piquans qui mettent bien en jour les contrastes de leurs caractères. Par malheur, les peintures qui en font l’objet n’y sont jamais désignées que par les expressions les plus vagues. En tout cas, ni ce portrait, ni la composition pour laquelle Titien avait réclamé une toile, n’étaient achevés à l’Ascension, pas même à la Pentecôte. N’avait-il pas fallu livrer le grand triptyque de Brescia, aller à Conegliano décorer la façade d’une confrérie, faire semblant de travailler aux peintures du palais ducal ? Au mois de décembre 1521, Alphonse fit inviter le peintre à venir passer près de lui les fêtes de Noël, mais celui-ci se dérobait encore, lorsque Tebaldi eut tout à coup une inspiration lumineuse : il se souvint qu’en mainte occasion Titien avait manifesté son regret de ne point connaître Rome, et lui dit d’un air négligent : « C’est dommage, car je tiens pour certain qu’aussitôt le nouveau pape élu (Léon X venait de mourir), Son Excellence ira lui rendre hommage. Si vous vous trouviez à Ferrare, à ce moment, il vous emmènerait avec lui ; sinon vous pensez bien qu’il ne restera pas à vous attendre. » Tebaldi n’avait aucune instruction pour faire cette offre, mais, tout fier de son stratagème, il s’empressa d’en faire part à son maître, qui l’approuva chaudement : « Vous auriez l’esprit de prophétie, messire Jacomo, que vous n’auriez pu dire à Titien chose plus vraie touchant notre volonté d’aller à Rome. Pressez-le donc, s’il veut venir, d’arriver vite, car nous serions fort désireux qu’il vînt avec nous ; toutefois avisez-le de n’en rien dire à personne. » La lettre est du 26 décembre, mais lorsqu’elle parvint à Venise, Titien avait déjà pris la clé des champs. Il avait été passer quelques jours soit dans sa famille, à Cadore, soit ailleurs. Le lendemain de son retour, le 4 janvier, Tebaldi frappait à sa porte ; le bruit courait qu’il était revenu malade. Le diplomate lui trouva, en effet, la mine mauvaise et l’air défait ; il supposa obligeamment dans son rapport que l’artiste avait fêté la Noël plus que de raison, bien qu’il n’en convînt pas. Dans cette entrevue, il avait été question du voyage de Rome ; Titien n’avait dit ni oui, ni non, mais il n’en bougeait pas davantage ; Tebaldi passait son temps à le harceler. Le 17 juin, il le tourmente encore pour qu’il se transporte à Ferrare avec sa toile. Titien reçoit l’invitation avec son sang-froid habituel, déclare qu’il ira à