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j’eusse souhaité ne voir passer la frontière qu’aux livres qui survivront, je ne dis pas dans cent ans, mais dans dix ans. Les autres embarrassent la marche, et s’ils allaient nuire aux premiers ! Dans ce public qui a accueilli si favorablement des hôtes de choix, il me semble apercevoir un léger frisson de réaction. Oh ! ce n’est rien encore, mais on fera bien de tenir compte du symptôme. Nous gardons en dépit de tout un fond de légèreté, disent nos ennemis, un tact exquis, disent nos flatteurs, — prenez, si vous voulez, la moyenne, — mais, en tout cas, un sentiment de la mesure qui rend toujours opportun le mot de cet autre : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. » Ce public français est d’admirable composition ; en littérature comme en politique, on le mène où l’on veut, on lui fait tout digérer ; seulement il y a une limite à ne pas dépasser. Si on le surcharge, un beau jour il renvoie les indiscrets à leurs chères études, qu’ils fabriquent des livres ou des lois.

Et on le surcharge. Éditeurs et traducteurs ont profité du goût déclaré pour les livres de Russie ; c’est chose bien naturelle ; comme nous n’avons pas de convention littéraire avec ce pays, la prise était superbe. Mais, avec l’esprit d’audace que la Bourse a introduit dans nos mœurs, on a poussé la littérature russe comme une valeur à primes, comme un Sud-Amérique ou une Banque des pays slaves. J’ai peur du krach. Je viens d’énumérer beaucoup, beaucoup de livres ; j’en vois bien d’autres annoncés. Dans le nombre, il en est de nécessaires ; par exemple, l’Idiot de Dostoïevsky, œuvre unique, où l’on trouvera la pensée intime de cette âme exaltée. Il en est du même auteur qui sont moins indispensables, ne fût-ce que la Femme d’un autre, facétie que le plus modeste de nos vaudevillistes ne voudrait pas signer. Et les Mémoires du prince Néklioudof, cette rallonge à la biographie philosophique de Tolstoï, ajouteront-ils beaucoup à ce que nous savons du grand écrivain ? Après avoir vidé les tiroirs des Russes du premier rang, on aborde ceux du second. Vous aurez là de cruelles déceptions. Les Russes qui ne sont plus du premier rang sont bien vite du dixième. Le propre de ce pays des extrêmes, sa supériorité peut-être, c’est que le talent n’y est pas monnayé à l’infini comme chez nous ; on n’y connaît guère de milieu entre le génie et la médiocrité.

J’applaudis à l’émulation des traducteurs qui nous ont déjà rendu tant de services ; mais un peu plus d’entente préalable ne nuirait pas. J’ai signalé deux traductions de la Mort d’Ivan Ilytch sous des titres différens, et le même fait s’est reproduit pour un autre livre de Tolstoï : Enfance, Adolescence, Jeunesse. Je me figure l’honnête Parisien, fanatique du maître, qui s’empressera