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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/219

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pouvait fournir de précieux renseignemens sur les lois primordiales de la nature humaine, l’étudiaient avec une religieuse attention. Les uns croyaient découvrir en lui tous les symptômes « de l’homme animal, » et les notaient avec soin. D’autres, persuadés avec Rousseau que nous naissons bons et purs, que la société nous pervertit, s’extasiaient « devant la miraculeuse innocence de cet adolescent paradisiaque, image d’Adam avant la chute. » Un médecin homéopathe, le docteur Preu, découvrit que les dilutions infinitésimales produisaient sur cet être primitif des effets prodigieux ; il lui suffisait d’ouvrir sa trousse ou de déboucher un de ses petits flacons pour que le complaisant Caspar tombât en syncope, et Hahnemann, informé de l’événement, déclarait que l’enfant de l’Europe était la démonstration vivante de l’homéopathie et la confusion de ses ennemis. Ce même docteur Preu, posant en axiome « que dans un homme qui a passé sa jeunesse dans un souterrain le principe tellurique doit prévaloir sur le principe solaire, » employa des jours et des semaines à étudier l’action des métaux et des minéraux sur le système nerveux de Caspar. Il constata que le jaspe lui refroidissait le bras jusqu’au coude, que la calcédoine le congelait jusqu’à l’épaule. Caspar se prêtait obligeamment à ces expériences variées. On lui disait: «Tu dois sentir ceci, tu dois sentir cela. » Il répondait : « Je le sens. » Et le docteur Preu enregistrait précieusement ses observations et ses analyses, comme des documens dignes de passer à la postérité la plus éloignée. Que l’imposteur fût démasqué, homéopathes, moralistes, philosophes, théologiens, jurisconsultes eussent été couverts d’un ineffaçable ridicule. Quand ils montaient la garde autour de la légende, c’était leur amour-propre qu’ils protégeaient contre les rieurs.

M. von der Linde a surabondamment prouvé que Caspar Hauser n’était pas un grand-duc. Il ressort aussi de son livre que de tous les aventuriers qui se sont imposés quelque temps à l’attention du monde et l’ont contraint à apprendre leur nom, de tous les héros de contrebande frauduleusement célèbres, de tous les intrus de la renommée, Caspar fut le moins intéressant et le plus dénué de tout prestige comme de tout charme et de toute grâce. La plus grande marque de sagesse qu’il ait donnée fut de mourir à vingt ans. S’il avait vécu, on n’eût pas tardé à renvoyer à son tourne-broche ce Laridon que Feuerbach croyait de la race des Césars. Lui consacrer deux volumes in-octavo, c’est vraiment lui faire trop d’honneur.


G. VALBERT.