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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/229

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nous des héros, si nous ne sommes pas nés pour en être, elle nous apprend du moins à les admirer et à reconnaître en eux ce qu’il y a de meilleur parmi nous. Ce fut, je crois, le cas de Sandeau. Et puisque ses lecteurs l’ont aimé pour la générosité, pour la noblesse de ses fictions, il est juste qu’ils sachent d’où procédait en lui cette noblesse et cette générosité même; non pas d’ici, non pas de là, comme on nous l’a dit depuis une quinzaine de jours, mais de l’expérience, ou, plus ambitieusement, d’une conception personnelle de la vie.

De là aussi cette probité, cette bonté que ses romans respirent. « Ah ! misère, s’écrie encore son colonel Evrard; il vient donc fatalement une heure où l’on ne se souvient plus de sa jeunesse que pour la renier et pour l’outrager ! Jeune, on se brise contre l’obstacle, et, plus tard, on devient soi-même l’écueil où se brise à son tour la génération qui nous suit. Elle ne finira donc jamais, cette éternelle et lamentable histoire ! Ce sera donc toujours et toujours à recommencer. » Voilà le principe de son indulgence, et, — je conviens qu’il parle mal, le pauvre colonel, mais il pense bien, — et voilà la source de sa bonté. Il nous la découvre encore un peu plus loin, et il dit bien mieux quand il dit : « Je voudrais que l’expérience eût une âme, et qu’elle se souvînt des larmes qu’elle a coûtées. » Ceci n’est point banal et l’achève de peindre. Il est bon parce qu’il a souffert : c’est le contraire dans la plupart des hommes. Il n’est point mort de son chagrin, parce qu’il en a vécu. Et s’il a jamais rêvé de réconcilier quelque chose ou quelqu’un, ce n’est point le marquis de Presles avec le bonhomme Poirier, c’est l’expérience avec la jeunesse, et le cœur avec la raison. L’entreprise, à la vérité, n’en est pas beaucoup moins chimérique, et le colonel Evrard arrêterait plutôt la machine du monde. Mais ce que l’illusion en a d’honnête et de naïf ensemble ne laisse pas de faire une partie du charme et de la séduction persuasive des romans de Sandeau. Oui; je ne dis pas le contraire, il y a du romanesque dans les romans de Sandeau : pourquoi n’y en aurait-il pas? et où mettrons-nous le romanesque si nous l’expulsons du roman? Dans les mathématiques, peut-être? Ce sont aussi des romans honnêtes : et pourquoi ne le seraient-ils point? Mais la question est de savoir si le romanesque, ainsi qu’à tant d’autres, ne lui a pas servi pour se dédommager du réel, et l’illusion de l’honnête, comme cela s’est vu, pour se consoler de l’improbité de la vie?

Je tenais à dire tout cela, parce qu’en vérité, depuis que l’on en a reparlé, c’est à qui nous représentera Sandeau sous les traits de je ne sais quel Berquin ou quel Bouilly romantique. J’ai tâché de montrer que l’on se trompait, qu’il ne faut pas se fier aux apparences, et, comme aussi bien le rudiment l’enseigne, qu’un homme bon n’est pas un bonhomme. Passe encore si Sandeau n’était l’auteur que du Colonel Evrard