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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/467

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que l’auteur ait eu la peine de nous persuader. D’ailleurs, sans qu’il ait soufflé une réplique, sans que personne de nous ait pensé tout haut, nous connaissons bien son jugement sur eux et nous connaissons le nôtre; c’est le même : nous sommes assurés que c’est le seul possible. Il n’est pas deux degrés de pitié pour Michel Pauper ni de blâme pour La Roseraye : il n’en est qu’un dans toutes les consciences, et l’on voit assez lequel ; et, de même, pour Mme de La Roseraye, un seul degré de sympathie. A peine si, devant le baron, le sentiment public pourrait hésiter : on se met d’accord pour sourire de lui et lui sourire. Nous regardons, nous écoutons ces gens-là comme il est naturel de regarder et d’écouter son prochain; nous prenons part à leur bonheur et à leur malheur dans une mesure qui est la seule juste, — nous n’avons pas d’inquiétude là-dessus.

A présent, une question : admettez-vous qu’il existe, hors du théâtre, une jeune fille romanesque, un jeune homme brutal? Oui, sans doute; il en peut même exister plusieurs, et de plusieurs sortes. La jeune fille dont je parle serait née d’un père aventureux et d’une mère honnête ; elle tiendrait de l’un plus que de l’autre; elle aurait de l’imagination et de l’énergie plutôt qu’une morale assurée. Tandis que son père, financier de profession et homme de plaisir, irait à ses rapines de civilisé ou chez ses maîtresses, tandis que sa mère, bourgeoise douce et quelque peu inerte, irait causer de ses chagrins au cimetière avec de chers morts, la jeune fille s’affolerait en de fébriles rêveries. D’autre part, le jeune homme en question serait noble de naissance, grossier en ses appétits, ne se souviendrait des traditions de sa race que pour mépriser « un siècle de bavards et d’écrivassiers, » et se donnerait tout à l’action : courageux en temps de guerre, effronté en temps de paix, il n’aurait ni la peur des hommes, ni le respect des femmes. Un misanthrope sans vertu, un barbare dans le monde, et par goût et par raisonnement, voilà ce qu’il serait. S’il pensait au mariage, il se réserverait d’épouser, sur le tard, pour faire souche, quelque paysanne de ses terres, animal qui lui inspirerait confiance; jusque-là, vivant de la vie des villes, tout ce qu’il trouverait sous sa main, il le prendrait pour instrument de son caprice. Or, s’il arrivait que cette jeune fille rencontrât ce jeune homme, elle serait dominée, en esprit d’abord, par sa force ; elle le choisirait, en pensée du moins, pour son maître. Il lui paraîtrait supérieur à tout ce qu’il méprise, à tout ce qu’il brave, c’est-à-dire à l’humanité; il deviendrait le héros de son roman, l’idole de l’autel élevé dans ses méditations à un dieu inconnu. Lui, cependant, la regarderait comme une occasion de volupté qui s’offre : et toute résistance qu’elle opposerait, il n’y verrait qu’une hypocrisie, une coquetterie. A sa défense il répondrait par des quolibets, même par des injures : autant de signes de puissance, pour la malheureuse qui l’adorerait.