Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/524

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ministre et gouverneur à se tirer de cet imbroglio ; fatigué des mauvaises chicanes qu’on lui faisait, il avait demandé lui-même sa mise en disponibilité et son rappel en France, de sorte que la décision qui avait été prise contre lui demeura lettre morte et que peut-être n’en eut-il même pas connaissance.

Le colonel Duverger, chef d’état-major général de l’armée d’Afrique, avait été nommé commandant provisoire de la province de Bône ; il prit possession du commandement le 2 avril. Quelques jours auparavant était arrivé, au bruit du canon, — tel était l’ordre du maréchal Clauzel, — le commandant Jusuf, que, par un arrêté pris à Tlemcen, le 21 janvier 1836, il avait créé bey de Constantine, Jusuf, « un des hommes les plus intrépides et les plus intelligens qu’il connût. » C’était en ces termes qu’il recommandait au ministre de la guerre sa créature et son favori. « Le maréchal, disait un de ses compagnons d’armes, a pour lui cette complaisance, presque ce respect qu’a l’ouvrier pour l’instrument dont il espère un bon service. En somme, Jusuf est un vaillant conducteur de bandes arabes, fort beau dans le combat, lorsqu’il galope en avant, chamarré d’or et de pourpre, le fusil sur l’épaule et la tête fièrement redressée sur son large cou. Il est homme, je pense, à se jeter sur Constantine et à s’y tenir quelque temps à force de serres et de griffes. Pour le présent, il veut, de toute sa volonté d’aventurier, se trouver seul sur la route, ou tout au moins, s’il ne peut pas faire lâcher au maréchal sa proie de Constantine, sur laquelle celui-ci a non moins résolument posé son ongle de lion, il veut être dans l’armée française le premier en ligne pour diriger, informer, instruire et marcher. » A ceux qui lui conseillaient d’employer de préférence le lieutenant-colonel Duvivier : « Vous vous faites illusion, répondait le maréchal, si vous pensez qu’il peut réussir mieux que Jusuf. Il n’est pas Turc, et c’est un obstacle; jamais un chrétien ne parviendrait à débaucher les troupes du bey Ahmed. Jusuf réussira moitié par ruse, moitié par force. » Cette dévolution du beylik avait choqué d’abord le ministre de la guerre; mais enfin, le fait étant public, il y avait donné son assentiment.

La situation de Jusuf, à la fois chef d’escadrons dans l’armée française et bey de Constantine, ne laissait pas d’être ambiguë : à titre de chef d’escadrons, il avait pris, après le départ de Duvivier, le commandement des spahis réguliers et irréguliers ; à titre de bey, il était autorisé à lever, à ses dépens et pour son compte personnel, un corps de mille Turcs, Maures ou coulouglis; l’artillerie lui confiait deux obusiers de montagne. Enfin le commandant supérieur de Bône recevait l’ordre de favoriser par tous les moyens l’établissement de ce « pouvoir naissant, mais tout dévoué à notre cause. » Il est bien vrai qu’en ces premiers temps d’infatuation,