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imaginaires, qu’elles soient du moins dissemblables des nôtres ; qu’elles offrent des incidens imprévus : libre à l’auteur de s’écarter du réel, pourvu qu’il sorte du trivial et de l’ordinaire. Qu’il nous mène à Vérone, à Athènes, en Arcadie, où il voudra, mais le plus loin possible de Fleet street! Et si, par malheur, il met les pieds dans Fleet street, qu’il y parle du moins le langage de l’Arcadie !

Les auteurs trouvaient ces conseils excellens et se gardaient bien de se livrer à la difficile recherche de la simple vérité. Le public qui donnait ces lois, ce public féminin si exigeant qui lisait Plutarque et Platon, qui jugeait du mérite des grands hommes aussi doctement que de la coupe des collerettes, trouva à point nommé le lettré qui devait lui plaire en la personne d’un romancier, le fameux Lyly. A vingt-cinq ans, Lyly composa son Euphuès, ouvrage d’un genre nouveau devant lequel on s’extasia. D’abord, il était écrit spécialement pour les dames, et non-seulement l’auteur ne s’en cachait pas, mais même il le proclamait bien haut. Leur jugement seul l’intéresse, celui des critiques lui est indifférent : « j’aime mieux, disait-il, savoir Euphuès fermé dans le coffret d’une dame qu’ouvert sur la table d’un savant... Vous le lirez seulement, mesdames, aux momens que vous consacrez à jouer avec vos petits chiens ; encore ne vous demanderai-je pas de vous priver de ce plaisir; os chiens peuvent très bien demeurer sur vos genoux, tandis qu’Euphuès sera dans vos mains, et quand vous serez fatiguées de l’un, vous pourrez jouer avec l’autre. »

Il n’y a donc pas à s’y tromper ; avec Lyly commence en Angleterre la littérature de salons, celle dont on parle en visite et dont les produits, qui ont bien changé il est vrai, n’ont pas cessé d’occuper une place favorite sur les petites tables des boudoirs. Aussi il faut voir le mal que se donne Lyly pour faire réussir son innovation et plaire à ses protectrices, et comme il décore ses pensées et enguirlande ses discours, comme il s’inspire savamment des anciens et des étrangers et quelle peine il se donne pour renchérir sur les plus savans et les plus fleuris. Ses soins ne furent pas perdus. Il fut gâté, choyé, caressé par les dames ; elles étendirent à l’auteur, d’un cœur égal, la faveur qu’elles accordaient au livre et à leurs petits chiens. Il fut proclamé roi des lettres par ses admiratrices et devint, du fait, le roi des précieux. Il fit école, et le nom de son héros servit à baptiser toute une littérature ; on appela euphuisme ce genre particulier de mauvais goût.

L’euphuisme lui doit son nom et sa diffusion en Angleterre ; mais non pas, bien qu’on le dise habituellement, sa naissance. Cet étrange langage, ainsi que l’a très bien montré M. Landmann, était d’importation espagnole. Un livre de Guevara, traduit par lord Berners en