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gagner, car il rima les plus passionnés qu’on eût vus en Angleterre avant ceux de Shakspeare. Ils sont, comme l’Apologie, touchans par leur jeunesse et leur sincérité, ils viennent du cœur : « Aimant en vérité et désireux d’expliquer en vers mon amour, — pour qu’elle, elle si chère, pût du moins tirer du plaisir de ma peine... — je cherchais des mots pour peindre la face sombre du désespoir, — Essayant par d’élégantes inventions de plaire à son esprit, — Tournant les feuillets d’autrui, pour voir si de là tomberait, — une fraîche rosée féconde sur mon cerveau desséché. — Mais les mots venaient haletans... — je mordais ma plume insoumise; je me frappais de dépit : — Fou, dit la muse, regarde en ton cœur et écris. »

Malheureusement quand Sidney prit la plume pour composer son Arcadie, ce ne fut plus dans son cœur qu’il regarda ; il donna les rênes à son imagination et, sans se soucier de la postérité sévère à qui le livre n’était pas destiné, il ne voulut rien faire qu’un roman pour les dames, comme Lyly, ou plutôt pour une seule dame, la comtesse de Pembroke sa sœur. Il lui envoyait ses pages à mesure qu’il les avait noircies, à charge par elle de les détruire, ce qu’elle ne fit pas. Sidney ne voyait là qu’un jeu ; il écrivait, dit-il, « pour se décharger la cervelle, » et il donnait libre cours à son goût pour la prose poétique. Son Apologie fut peut-être, par son style, plus utile au développement du roman que l’Arcadie, mais celle-ci toutefois, malgré ses énormes défauts de goût et de composition, y servit aussi, et il n’est pas importance de noter que son influence durait encore au temps de Richardson.

Le roman de Sidney n’est pas, comme on pourrait croire, une énorme bergerie pseudo-grecque, à la manière des églogues de Pope. Les héros sont tous des princes ou des filles de rois. Leurs aventures se déroulent en Arcadie, sans doute, et parmi des bergers savans, mais les grands rôles restent aux seigneurs et les distances sont bien marquées. Si spirituels et bien élevés que soient les gardeurs de moutons, ils ne sont là que pour le décor et l’ornement, pour amuser les princes par leurs chansons et les tirer de l’eau quand ils se noient. Il y a de l’Amadis et du Palmerin dans l’ouvrage de Sidney. Amadis est venu vivre parmi les bergers, mais il reste Amadis, aussi vaillant et aussi prêt que jamais à tirer l’épée. Sidney mêle ainsi, pour mieux plaire à sa lectrice, les deux sortes de raffinemens à la mode, le raffinement pastoral et le raffinement chevaleresque. Les héros, le prince Musidorus et le prince Pyroclès, ce dernier déguisé en femme sous le nom de l’amazone Zelmane, sont épris des princesses Paméla et Philocléa, filles du roi d’Arcadie. Quantité de traverses s’opposent au bonheur des amans. Ils ont à tirer l’épée et à gagner des batailles contre des Ilotes, des