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charmant de la Défense de la poésie. Sidney a voulu rester fidèle à ses théories et il a cru possible d’écrire un poème en prose. Çà et là, quelque discours enflammé comme celui de Gynécia, quelque repartie vive, quelques observations d’un charme exquis, sont des beautés durables, toujours à leur place dans toutes les sortes d’écrits. Ainsi, on retrouve le Sidney railleur de l’Apologie dans la description d’un épagneul sortant de la rivière, qui secoue l’eau de ses poils « comme les puissans savent faire pour se débarrasser de leurs amis; » le Sidney poète et amoureux, dans sa description de Philocléa entrant dans l’eau avec un frisson, « pareil au scintillement d’une étoile, » ou dans ce mot à propos des cheveux blonds d’une de ses héroïnes : « ses cheveux, je voudrais pouvoir dire : ses rayons ! » Il a aussi un jeune berger jouant de la flûte d’aussi bon cœur « que s’il ne devait jamais vieillir. »

Mais, à côté de ces fleurs gracieuses, combien d’autres sont fanées ! que de concessions au goût contemporain pour le colifichet et la parure à outrance ! Il oublie les règles du beau éternel et, avec cette excuse qu’il ne sera jamais imprimé, il ne cherche qu’à plaire à son unique lectrice. Or, pour charmer la comtesse sa sœur, comme pour la plupart des femmes du temps, il fallait mettre ses phrases en grande toilette, passer des collerettes à ses périodes et les faire marcher d’après les règles des maîtres de danse. Lorsque, malgré le vœu de Sidney, son livre fut imprimé après sa mort, on s’extasia sur ses phrases si ingénieusement costumées. Lyly pouvait frémir d’envie, sans avoir pourtant droit de se plaindre, car Sidney ne l’imitait pas. Son style est tout aussi factice et, partant, les règles en sont aussi aisées à découvrir que lorsqu’il s’agissait du premier euphuiste, mais elles sont différentes. Elles consistent d’abord dans la répétition antithétique et cadencée des mêmes mots dans les phrases à effet, ensuite dans l’attribution persistante de la vie et du sentiment aux objets inanimés. Un seul exemple de ce style, que Sydney n’emploie heureusement que dans les grandes occasions, permettra de le juger et montrera combien il était difficile au temps de Shakspeare, même aux plus instruits et aux plus sages, de rester dans les limites du bon goût et de la raison.

Sidney décrit ainsi des épaves flottant sur l’eau à la suite d’une bataille en mer : « Au milieu de tous (ces coffres et débris précieux] flottaient une quantité de cadavres, qui montraient non-seulement la violence des élémens, mais encore que la principale violence venait de l’inhumanité humaine. Car ces corps étaient couverts d’horribles blessures et leur sang avait, pour ainsi dire, rempli les rides du visage de la mer, et il semblait que celle-ci ne voulût pas le laver, afin que ce sang témoignât qu’elle n’est pas toujours en faute lorsque nous condamnons sa cruauté. » Il y a bien, dans notre littérature, un poignard