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il brillait, au XVIe siècle, d’un vif éclat en Espagne. Les guerres incessantes de ce vaste empire, sur les frontières duquel le soleil ne se couchait pas, avaient favorisé la multiplication des aventuriers, aujourd’hui grands seigneurs, demain mendians: beaucoup étaient dignes de haine: un plus grand nombre, de ridicule. C’est le beau temps du coquin, du fripon, du picaro, des déclassés divers que l’aventure a laissés pauvres et non calmés, qui fondent, « pour vivre sur le commun, de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise[1]. » Toute une littérature fut consacrée à décrire les fortunes de ces singulières gens ; l’Espagne lui a donné son nom de « picaresque » et l’a répandue dans le monde, mais ne l’a pas inventée de toutes pièces. Le coquin, faiseur de tours pendables, avait déjà rempli et égayé bien des récits en plusieurs langues. C’est quelque chose comme un picaro que maître Renard dans le roman médiéval dont il est le héros; c’en est un autre que Til Ulespiegle, dont les aventures, contées en allemand, fournirent, en 1519, le sujet d’un livre très populaire. Panurge même pourrait, au besoin, se ranger dans cette grande famille. Seulement, avec maître Renard, nous vivons dans le monde des animaux et le roman est allégorique; avec Til Ulespiegle, nous ne trouvons aucune vérité, aucune vraisemblance, mais seulement la farce pour la farce, et combien elle est grossière ! Avec Panurge, nous sommes distraits du picaro par toutes les digressions philosophiques ou fantastiques d’une ample fiction dont il n’est pas le principal héros. Mais, chez les Espagnols, avec Lazarille de Tormes. Guzman d’Alfarache et tous les autres, le picaro prend dans la littérature une place qui est bien à lui. Sans foi ni conscience, sinon sans gaîté, jouet de la fortune, tour à tour valet, seigneur, mendiant, courtisan, voleur, il nous conduit à sa suite dans tous les milieux, et, du bouge au palais, passant devant, ouvre les portes et présente les personnages. Aucune donnée plus souple ni plus simple, aucune qui se prête mieux à l’étude des mœurs, des abus et des travers sociaux. Le seul défaut est que, pour s’abandonner avec le bon vouloir nécessaire aux caprices du sort et pouvoir pénétrer partout, le héros a forcément peu de conscience, partant peu de cœur: d’où la sécheresse de la plupart des romans picaresques et le faible rôle, tout épisodique, réservé dans ces œuvres au sentiment.

Le succès de ces romans espagnols fut immédiat et très durable dans toute l’Europe. Lazarille et Guzman eurent plusieurs traductions françaises et furent très appréciés. « Comment! monsieur, dit

  1. Morel Fatio, Lazarille de Tormes, Introduction. Paris, 1886.