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personnages en un ; il faisait entrer dans la tête du gros homme l’esprit du page et le mélange, vivifié par son génie, formait l’incomparable client de la Taverne du sanglier.

Après diverses aventures, Wilton revient à Londres et se pavane sous de beaux habits dont il décrit l’originalité avec une amusante prestesse de langage : «J’avais au chapeau une plume, longue comme une flamme de grand mât,.. mon manteau noir, à capuchon, me couvrait le dos comme une oreille d’éléphant, etc. » Le sens du pittoresque, l’observation curieuse de l’effet d’une pose, d’un pli de vêtement, étaient, avant Nash, totalement inconnus aux romanciers anglais, et il faut venir jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Fielding ou Sterne pour voir dépasser, en cela, l’auteur de Jack Wilton.

Bientôt le page reprend le cours de ses aventures et voyage de nouveau sur le continent. Il visite Venise, Florence, Rome, s’abstenant, avec un soin dont il faut lui savoir gré, des banales descriptions. A quoi bon décrire les monumens de Rome ? dit-il ; tout le monde les connaît, « quiconque a seulement bu une bouteille avec un voyageur par le d’eux. » Sir Thomas More, méditant son Utopie, Jean de Leyde, traîné à l’échafaud, le comte de Surrey, joutant pour la belle Géraldine, François 1er vainqueur à Marignan, Erasme, l’Arétin « un des plus spirituels coquins que Dieu ait jamais fabriqués, » et d’autres personnages de la renaissance figurent dans le récit. Fidèle à la donnée picaresque, Nash nous conduit dans tous les milieux, du bouge au palais, du repaire des brigands à la cour du pape, et ne fait pas son héros meilleur qu’il ne convient : à Marignan, Wilton s’occupe surtout de discerner vite qui va être le plus fort pour embrasser avec enthousiasme son parti. A Venise, il enlève une Italienne, abandonne son maître, le comte de Surrey, et se fait passer pour celui-ci. C’est pourquoi l’honnête Nash, aussi mécontent que nous des mauvaises actions de son héros, intervient-il quelquefois, non sans désavantage pour sa donnée et pour l’effet esthétique, et fait-il connaître, malgré l’invraisemblance de prêter à Wilton de semblables remarques, son opinion à lui sur les hommes et sur les incidens du roman. C’est un effet, blâmable sans doute au point de vue de l’art, de la fougue de son tempérament; on lui sera indulgent si l’on se rappelle qu’aucun auteur du temps ne fut jamais tout à fait maître de lui et de sa donnée. Shakspeare, même, ne résiste jamais à des tentations pareilles, et, quand une image poétique lui vient à l’esprit, peu lui importe quel personnage est en scène, il en fait un rêveur, un poète, et lui prête l’exquis langage de sa propre passion. Qu’on se rappelle comment les brigands loués pour assassiner les enfans d’Edouard décrivent la scène