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jour son cœur battît plus vite et que sa tête s’inclinât sous la douleur. Nash a entrevu cela, et c’est pourquoi il a mêlé des scènes sombres à ses peintures de comédie. Il tombe, il est vrai, dans le mélodrame et conduit son Wilton a une sorte de Tour de Nesles où la comtesse Juliana, maîtresse du pape, se livre à des excès auprès desquels ceux de Marguerite de Bourgogne ne sont que des enfantillages. Mais, souvent, son éloquence et son émotion sont communicatives : il frissonne lui-même, l’horreur le pénètre et nous gagne ; les facéties du picaro sont bien loin de notre esprit ; le drame devient aussi terrible et aussi émouvant que chez les plus passionnés des romantiques de notre siècle à leurs meilleurs momens.

Peu de récits de notre temps sont mieux combinés pour donner le sens de l’horrible que l’histoire de la vendetta de Cutwolfe, racontée par lui-même, au moment d’être roué. Après de longues recherches, Cutwolfe a fini par trouver son ennemi, Esdras de Grenade, seul, désarmé, en chemise, loin de tout secours. Le malheureux supplie Cutwolfe, dont il avait tué le frère, de le mettre hors d’état de nuire, de le mutiler, mais de lui laisser la vie. Son ennemi répond : « Quand bien même je saurais que Dieu ne me pardonnera jamais si je ne te pardonne, je n’aurais aucune pitié de toi... Je te le jure, jamais je ne me serais donné, pour gagner le ciel, le mal que j’ai pris à te poursuivre pour assurer ma vengeance. Oh la vengeance ! divine joie, dont on ne saurait, pas plus que pour les autres joies du ciel, se lasser ni se fatiguer jamais ! Regarde comme mes pieds se sont ensanglantés à te suivre de pays en pays! j’ai le gosier déchiré à force de t’avoir maudit ; mes dents se sont usées et réduites en poudre à grincer de fureur chaque fois que je t’entendais nommer; à prononcer contre toi des menaces vaines, ma langue s’est enflée et ne peut tenir dans ma bouche... Ne me supplie pas ; un miracle ne pourrait te sauver ! »

La scène se prolonge ; Esdras continue à demander la vie ; il deviendra l’esclave, la chose de son ennemi. Une idée vient à l’esprit de celui-ci : «Vends ton âme au diable et je te pardonne. » Esdras, aussitôt, prononce d’horribles blasphèmes : « Je frissonnais, je tremblais de tout mon corps à les entendre, poursuit Cutwolfe ; mes cheveux se tenaient tout droits; j’avais le cœur en feu... Il trancha d’un bon coup la veine de son bras gauche, celle qui coule directement du cœur, et il signa, du sang qui en sortit, l’abandon de son âme au démon. De plus, il pria Dieu de ne jamais lui pardonner, avec plus de ferveur que beaucoup de chrétiens n’en mettent à lui demander le salut. Ces horribles cérémonies terminées : « Ouvre la bouche, lui dis-je ; ouvre-la toute grande. Il l’ouvrit : que ne ferait