Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

feu tirés de loin. Engagé dans les fonds, le convoi se traînait lourdement ; on avait beau doubler, tripler les attelages, le génie avait beau travailler jour et nuit, multiplier déblais et remblais pour lui frayer passage, c’était beaucoup s’il avançait de deux lieues en vingt-quatre heures. Le 5 au soir, il n’avait encore atteint qu’à grand’peine le bivouac d’Aïn-Kebira.

Des nouvelles de Mascara, étranges et contradictoires, étaient arrivées au quartier-général. D’une part, on disait qu’Abd-el-Kader s’apprêtait à défendre sa capitale ; de l’autre, on affirmait qu’il était au contraire abandonné, maudit par ses anciens sujets. Dans sa propre tribu, des Hachem seraient venus lui enlever brutalement le parasol doré, symbole du pouvoir, et lui auraient dit avec insolence : « Quand tu seras redevenu sultan, nous te le rendrons. » D’autres, plus emportés encore, auraient poursuivi de leurs insultes la femme de l’émir et l’auraient dépouillée de ses bijoux. Impatient de savoir le vrai, et décidé à ne s’en rapporter qu’à lui-même, le maréchal partit, le 6 décembre, dès la pointe du jour, avec le prince, le quartier-général et les deux premières brigades, laissant les deux autres, la réserve et le convoi, sous le commandement du général d’Arlanges, avec ordre d’occuper le col et le village d’El-Bordj et d’y attendre de nouvelles instructions. Ce jour-là, le temps, qui s’était maintenu beau depuis le commencement de l’expédition, devint subitement mauvais. Le maréchal avait hâte d’arriver; précédé des Turcs d’Ibrahim, escorté d’un seul escadron de chasseurs d’Afrique et de vingt-cinq zouaves qui avaient pu suivre le trot des chevaux, il déboucha, le soir, vers cinq heures, devant Mascara. Si l’ennemi eût encore occupé la ville, c’eût été courir au-devant d’un désastre. « Il n’aurait fallu, a dit très judicieusement le capitaine d’état-major Pellissier, l’auteur des Annales algériennes, qu’un parti de trois cents chevaux pour l’enlever et conduire à la fois à Abd-el-Kader le général en chef de l’armée française et l’héritier présomptif de la couronne. » Le gros des troupes n’arriva que deux heures plus tard. Heureusement il ne restait dans Mascara, déserté par les hadar, que des juifs. La pluie tombait à torrens ; la nuit était noire. Au milieu des ténèbres et de l’inconnu, on se casa tant bien que mal. Le quartier-général, les zouaves et quelques compagnies du 2e léger s’installèrent dans la ville ; le surplus de la première brigade occupa Baba-Ali, au nord; la deuxième s’établit à Bab-el-Cheikh, au sud. Quel établissement! « Des maisons délabrées, a dit un des occupans, des meubles brisés, une pluie torrentielle délayant le fumier des rues et le transformant en ruisseaux d’une boue noire et fétide ; les clairons sonnant la marche pour rallier les détachemens égarés dans les ténèbres ; des querelles sans nombre pour se disputer une