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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/833

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il essaiera de fuir en titubant, mais il se perd dans les feuilles, ses membres alourdis s’embarrassent dans les pétales, il retombe en demandant grâce… Comme un fumeur d’opium, il sent qu’il va mourir ; ne le dérangez pas, son rêve parfumé vaut mieux que la vie. Vivre au sein de celle qu’on aime, mourir d’ivresse et rester enfoui dans son cœur, n’est-ce pas l’image de la félicité sur la terre ?

Marengo Rousselin vivait ainsi dans l’ombre de celle qu’il aimait ; les momens qu’il passait près d’elle suffisaient à sa joie de chaque jour, et le bonheur intime qu’il emportait en la quittant durait en lui jusqu’à l’heure de la revoir, comme en sortant d’une chambre chaude, on garde la chaleur. Il attendait toujours l’occasion d’ouvrir son âme, mais elle était lente à venir, et lui bien maladroit à la faire naître. Après tout, il était heureux ainsi ; s’il était repoussé, que deviendrait-il ?

On l’avait déjà plaisanté sur ses stations prolongées dans la chambre de mademoiselle et sur ses airs élégiaques, mais elle était tellement au-dessus de tout soupçon que les propos ne dépassèrent jamais la mesure permise.

Un jour, pendant qu’elle inscrivait les leçons, quelqu’un entra dans sa chambre : — Ha ! vous êtes avec votre amoureux, je vous laisse, dit-il, je reviendrai quand vous aurez fini.. — Il sortit, elle n’essaya pas de le retenir.

— Votre amoureux ! reprit le maître de danse, votre amoureux ! Au fait, mademoiselle Juliette, s’il disait vrai, en seriez-vous fâchée ?

Elle se leva toute droite :

— Vous voulez plaisanter, monsieur Rousselin, je suppose. Si vous étiez… ce que vous dites,.. vous ne seriez pas ici chaque jour, et si je savais que votre présence chez moi fit tenir le moindre propos, je vous prierais désormais de vous abstenir. Depuis tantôt dix ans que j’habite cette maison, personne n’a encore manqué au respect que j’exige. Je n’ai jamais songé qu’une mauvaise pensée pût naître à cause de moi. J’entends rester ce que je suis, la mère, sans amour, de la nombreuse famille qui m’est confiée.

Lui aussi s’était levé, l’occasion était trop belle, il l’attendait depuis trop longtemps, il voulut brûler ses vaisseaux. Il regarda du côté de la porte pour être sûr que personne n’était à portée de l’entendre, puis se haussant de toute sa petite taille :

— Th bien ! oui, dit-il d’une voix que l’émotion rendait sourde, oui, je vous aime. — Ce mot, longtemps contenu, lui remplissait la bouche. — Vous êtes sans famille, sans fortune, sans avenir ; moi, je ne suis ni beau, ni jeune, mais j’ai quelque avoir et beaucoup d’honnêteté, mon nom vaut bien celui d’un autre, et les économies de mon cœur égalent celles de ma bourse. Mademoiselle Juliette, laissez-moi vous aimer ?