des lettres manque aux mots ; » s’il se relit, il ne peut pas se comprendre. Il finit par devenir presque incapable d’écrire une lettre autographe, et sa signature elle-même est un barbouillis. — Il dicte donc, mais si vite, que ses secrétaires peuvent à peine le suivre ; dans les premiers jours de leur office, ils suent à grosses gouttes, et ne parviennent pas à noter la moitié de ce qu’il a dit. Il faut que Bourrienne, Meneval et Maret se fassent une sténographie; car jamais il ne répète une seule de ses phrases ; tant pis pour la plume, si elle est en retard; tant mieux pour la plume, si une bordée d’exclamations et de jurons lui donne un répit pour se rattraper. — Nulle parole si jaillissante et déversée à si grands flots, parfois sans discrétion ni prudence, lors même que l’épanchement n’est ni utile ni digne : c’est que son âme et son esprit regorgent ; sous cette poussée intérieure, l’improvisateur et le polémiste en verve[1] prennent la place de l’homme d’affaires et de l’homme d’état. « Chez lui, dit un bon observateur[2], parler est le premier besoin, et, sûrement, il met au premier rang des prérogatives du rang suprême de ne pouvoir être interrompu et de parler tout seul. » Même au conseil d’état, il se laisse aller, il oublie l’affaire qui est sur le tapis, il se lance à droite, à gauche, dans une digression, dans une démonstration, dans une invective, pendant deux heures, trois heures d’horloge[3], insistant, se répétant, déterminé à convaincre ou à vaincre, finissant par demander aux assistans s’il n’a pas raison, « et, dans ce cas, ne manquant jamais de trouver toute raison soumise à la sienne. » A la réflexion, il sait ce que vaut l’assentiment ainsi obtenu, et il montre son fauteuil en disant : « Convenez qu’on a bien facilement de l’esprit sur ce siège-là. » Mais cependant, il a joui de son esprit, il s’est livré à sa passion, et sa passion l’entraîne encore plus qu’il ne la conduit.
« J’ai les nerfs fort irritables, disait-il lui-même ; et, dans cette disposition, si mon sang ne battait pas avec une continuelle lenteur, je courrais risque de devenir fou[4]. » — Souvent la tension
- ↑ Par exemple, à Bayonne et à Varsovie (de Pradt); la scène outrageante et inoubliable qu’il fait, à son retour d’Espagne, à M. de Talleyrand (Mémoires inédits de M. X.., II, 365); l’insulte gratuite qu’il jette à la face de M. de Metternich, en 1813, comme dernier mot de leur entrevue. (Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 230.) — Cf. ses confidences non moins gratuites et risquées à Miot de Melito, en 1797, et ses cinq conversations avec sir Hudson Lowe, rédigées aussitôt après par un témoin, le major Gorrequer. (W. Forsyth, I. 161, 200, 247.)
- ↑ De Pradt, préface, X.
- ↑ Pelet de la Lozère, p. 7. — Mollien, Mémoires, II, 222. — Souvenirs du feu duc de Broglie, I, 66, 69.
- ↑ Mme de Rémusat, I, 121 : « Je tiens de Corvisart que ses artères donnent un peu moins de pulsations que le terme moyen ordinaire chez les hommes. Il n’a jamais éprouvé ce qu’on appelle ordinairement un étourdissement. » — Chez lui, l’appareil nerveux est parfait dans toutes ses fonctions, incomparable pour recevoir, enregisrer, combiner et répercuter. — Mais d’autres organes subissent le contrecoup et sont très susceptibles. » (De Ségur, VI, 15 et 16, note des docteurs Yvan et Mestivier, ses médecins.) « Il fallait chez lui, pour que l’équilibre se conservât, que la peau remplit toujours ses fonctions; dès que son tissu était serré par une cause morale ou atmosphérique,.. irritation, toux, ischurée. » De là son besoin de bains fréquens, prolongés et très chauds. « Le spasme se partageait ordinairement entre l’estomac et la vessie. Il éprouvait, lorsque le spasme se portait sur l’estomac, des toux nerveuses qui épuisaient ses forces morales et physiques. » Ce fut le cas depuis la veille de la bataille de la Moskowa jusqu’au lendemain de l’entrée à Moscou: « Toux continuelle et sèche, respiration difficile et entrecoupée; pouls serré, fébrile, irrégulier; l’urine bourbeuse, sédimenteuse, ne sortant que goutte à goutte, avec douleur; le bas des jambes et les pieds extrêmement œdématisés. » — Déjà, en 1806, à Varsovie, « après de violentes convulsions d’estomac, » il s’écriait, devant le comte de Lobau, « qu’il portait en lui le germe d’une fin prématurée et qu’il périrait du même mal que son père. » (De Ségur, IV, 82.) — Après la victoire de Dresde, ayant mangé d’un ragoût à l’ail, il est pris de si violentes tranchées qu’il se croit empoisonné et il rétrograde, ce qui cause la perte du corps de Vandamme, et, par suite, la débâcle de 1813. (Mémoires manuscrits de M. X.., récit de Daru, témoin oculaire.) — Cette susceptibilité des nerfs et de l’estomac est chez lui héréditaire et se manifeste dès la première jeunesse : un jour, à Brienne, mis en pénitence à genoux sur le seuil du réfectoire, « à peine eut-il ployé les genoux, qu’un vomissement subit et une violente attaque de nerfs le saisirent. » (De Ségur, I, 71.) — On sait qu’il est mort d’un squirre à l’estomac, comme son père Charles Bonaparte; son grand-père Joseph Bonaparte, son oncle Fesch, son frère Lucien et sa sœur Caroline sont morts du même mal ou d’un mal analogue.