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prussien, jetait d’audacieux défis à ce vainqueur devant qui l’Europe entière s’inclinait! Le 24 juin 1872, s’adressant à des catholiques allemands établis à Rome, il leur disait : « Nous sommes en butte à une véritable persécution; le premier ministre d’un puissant gouvernement l’a préparée de loin. Je lui ai fait savoir, et je ne m’en cache point, que les triomphes sans modération ne sont pas de longue durée, que c’est folie aux orgueilleux que d’entrer en lutte contre la vérité et contre l’église. » Et se souvenant de Daniel et des rêves du roi de Babylone, il ajoutait : « Qui sait si elle ne se détachera pas bientôt de la montagne, la petite pierre qui brisera le pied d’argile du colosse? »

Cette petite pierre, cette bravade et cette prophétie firent beaucoup de bruit dans le monde. A quelques mois de là, M. de Bismarck relevait le gant, en déclarant à la chambre des seigneurs de Prusse que, dans tous les temps, Agamemnon avait eu des différends avec Calchas et avait dû remettre à sa place « ce voyant qui se flattait de connaître mieux que personne la volonté des dieux. » — « C’est une grande erreur, disait-il encore, de ne considérer sa sainteté le pape que comme le chef d’une confession chrétienne. La papauté fut toujours une puissance politique, et toujours elle s’est résolument ingérée dans les affaires de ce monde. Sa prétention est de soumettre la puissance séculière au pouvoir spirituel, et on ne l’empêchera jamais d’aspirer à la domination... Le pape est un souverain étranger qui réside à Rome et qui, par les derniers changemens introduits dans la constitution de l’église, est devenu plus puissant que jamais... Notre devoir est de défendre l’état contre lui. » Si perspicace que soit le chancelier de l’empire allemand, il ne prévoyait pas alors que, quatorze ans plus tard, il inviterait d’une manière pressante ce souverain étranger à se mêler de ses affaires, à intervenir dans ses élections, qu’Agamemnon dans l’embarras demanderait des oracles à Calchas. On a bien raison de dire qu’il ne faut s’étonner de rien, que tout arrive, que les plus grands politiques ne font pas leur destin.

Si singulier que soit l’événement, plus singuliers encore sont les commentaires auxquels il a donné lieu dans une partie de la presse allemande. Tel journaliste qui s’était signalé par l’aigreur de sa polémique contre les insolentes prétentions de la curie romaine a chanté un alléluia et entonné le cantique de Siméon, se félicitant d’avoir assez vécu « pour voir un grand pape tendant la main à un grand chancelier. » On a pu lire dans une feuille officieuse de Berlin que, détrompé de ses faux amis, irrité contre ceux qui avaient trop longtemps abusé de son nom, le souverain-pontife avait voulu donner un témoignage éclatant de sa sympathie au plus pacifique des hommes d’état, à celui qui représente dans le monde le principe d’autorité et qui s’occupe sans cesse de maintenir l’ordre dans l’Europe. Un orateur