Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

débat sous l’étreinte de l’orchestre, sous les violoncelles qui montent. Avec quel élancement de désespoir il croit voir sous les baisers de Cassio ce corps divin, ce corps : che m’ innamora, dit-il avec une folle reprise de passion. Jadis il était tranquille, heureux. Mais maintenant!.. Et alors, après une suspension de voix dont l’effet est extraordinaire, quel écroulement soudain !


Ora e per sempre addio, santé memorie!


Nous ne relisions jamais dans Shakspeare ce sublime adieu sans nous demander si un musicien saurait l’égaler. Le musicien s’est trouvé. Un vieillard a chanté le désespoir d’amour comme l’ivresse d’amour. Cette phrase splendide a toutes les beautés; elle dit et la honte présente et la gloire passée, la gloire qui remonte une dernière fois au cœur d’un héros, et le brise en le quittant.

Le troisième acte est encore supérieur au second. Voici Desdemona. Toujours souriante, elle aborde son époux avec un souhait de bonheur. « Donnez-moi, répond Otello, donnez-moi cette main d’ivoire. — La voici, reprend-elle, elle n’a connu encore ni le souci ni l’âge. » Le dialogue s’engage avec une tendresse sincère chez Desdemona, feinte chez Otello, dans un style digne de Mozart : c’est la même fraîcheur et la même pureté. Tout de suite, avec une gaucherie délicieuse, l’innocente reparle de Cassio, et la colère ressaisit Otello. Il réclame le mouchoir fatal à Desdemona, qui, rieuse, répond: «Tu cherches à détourner ma prière. — Le mouchoir! — Cassio fut ton ami, — Le mouchoir! — Cassio demande grâce, » et l’antithèse musicale s’accentue chaque fois. Cependant Desdemona s’effraie. « Mi guarda, regarde-moi, » dit-elle, et ces deux mots, deux notes seulement, révèlent une force et une sobriété d’expression, que Verdi ne posséda jamais à ce point. Ce Mi guarda est à lui seul un serment d’honneur et d’amour ; il montre l’âme de Desdemona pure au fond de ses beaux yeux purs. La pauvre enfant poursuit, toute en pleurs : « Vois les premières larmes que m’arrache la douleur. Guarda le prime lagrime che da me spreme il duol. » Il y a vingt ans. Verdi eût trouvé pour ce vers une phrase aussi belle; mais il l’eût terminée comme le vers lui-même se termine. Il sent plus délicatement les nuances aujourd’hui, et pour finir sa période musicale, il reprend : le prime lagrime, parce que là est tout l’effet, toute la mélancolie de la pensée : les premières larmes de Desdemonna! Un ange a dû les porter à Dieu. — Maintenant Otello pleure à son tour, et Desdemona épouvantée s’écrie : « Tu piangi ! Toi, tu pleures, et je suis la cause innocente d’un tel sanglot ! » La phrase est celle de tout à l’heure, quand Desdemona pleurait elle-même, mais plus pathétique, plus déchirante, achevée par un cri au lieu d’un soupir. Encore une nuance exquise de cette âme angélique ; elle souffre