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France et de l’Europe, l’expédition soit contraire à l’intérêt public, que la France se prive de sa meilleure armée et offre sa plus grande flotte à une destruction presque certaine, peu importe, pourvu que, dans cette aventure énorme et gratuite, Bonaparte trouve l’emploi dont il a besoin, un large champ d’action et les victoires retentissantes qui, comme des coups de trompette, iront par-delà les mers renouveler son prestige : à ses yeux, la flotte, l’armée, la France, l’humanité n’existent que pour lui et ne sont faites que pour son service. — Si, pour le confirmer dans cette persuasion, il faut encore une leçon de choses, l’Egypte la fournira; là, souverain absolu, à l’abri de tout contrôle, aux prises avec une humanité inférieure, il agit en sultan et il s’accoutume à l’être[1]. A l’endroit de l’espèce humaine, ses derniers scrupules tombent : «Je me suis surtout dégoûté de Rousseau, dira-t-il plus tard, depuis que j’ai vu l’Orient : l’homme sauvage est un chien[2], » et, dans l’homme civilisé, on retrouve à fleur de peau l’homme sauvage : si le cerveau s’est dégrossi, les instincts n’ont pas changé. Au premier comme au second, il faut un maître, un magicien qui subjugue son imagination, qui le discipline, qui l’empêche de mordre hors de propos, qui le tienne à l’attache, le soigne et le mène à la chasse : obéir est son lot; il ne mérite pas mieux et n’a pas d’autre droit.

Devenu consul, puis empereur, il applique en grand la théorie, et, sous sa main, l’expérience fournit chaque jour à la théorie de nouvelles vérifications. — A son premier geste, les Français se sont prosternés dans l’obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les petits, paysans et soldats, avec une fidélité animale, les grands, dignitaires et fonctionnaires, avec une servilité byzantine. — De la part des républicains, nulle résistance ; au contraire, c’est parmi eux qu’il a trouvé ses meilleurs instrumens de règne, sénateurs, députés, conseillers d’état, juges, administrateurs de tout degré[3]. Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et

  1. Mme de Rémusat, I, 142 : « Joséphine accusait fort le voyage d’Egypte d’avoir changé son humeur et développé le despotisme journalier dont elle a eu tant à souffrir depuis. »
  2. Rœderer, III. 461 (12 janvier 1803).
  3. Cf. La Révolution, II, 381. (Note I, sur la situation, en 1806), des conventionnels qui ont survécu à la révolution.) Par exemple, Fouché est ministre, Jean-Bon Saint-André préfet, Drouet (de Varennes) sous-préfet, Chepy (de Grenoble) commissaire général de police à Brest; 131 régicides sont fonctionnaires ; parmi eux, ou rencontre 21 préfets et 42 magistrats. — Quelquefois, le hasard d’un document conservé permet de saisir le type sur le vif. (Bulletins hebdomadaires de la censure, années 1810 et 1814, publiés par M. Thurot, dans la Revue critique, 1871) : « Saisie de 240 exemplaires d’un ouvrage obscène, imprimé pour le compte de M. Palloy, qui en était l’auteur. Ce Palloy eut quelque célébrité pendant la révolution ; c’était un des fameux patriotes du faubourg Saint-Antoine. l’Assemblée constituante lui avait concédé la propriété de terrains de la Bastille, dont il envoyait des pierres à toutes les communes. — C’est un bon vivant qui a jugé à propos d’écrire, en très mauvais style, l’histoire fort sale de ses amours avec une fille du Palais-Royal. Il a consenti gaîment à la saisie, moyennant quelques exemplaires qu’on lui a laissés de sa joyeuse œuvre. Il professe une haute admiration et un vif attachement pour la personne de Sa Majesté, et il exprime ses sentimens d’une manière assez piquante, en style de 1789. »