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II.

On sait maintenant quelles difficultés incessantes, quelles résistances inévitables devaient compliquer l’exécution de nos moindres projets de réforme en Tunisie, quelles critiques ces projets ne pouvaient manquer de soulever, quel accueil ces critiques devaient naturellement trouver en France. Parlons donc de ces réformes si laborieusement accomplies.

La terre appartient, dans la régence, non pas à des tribus, mais à l’habitant ou à la famille; rien de plus facile, en conséquence, que de la vendre ou de l’échanger ; mais la législation qui régissait le principe même et les mutations de la propriété était mal définie, variable, nous l’avons vu, suivant les rites, uniquement fondée sur les principes généraux du Coran et sur une jurisprudence coutumière des plus vagues. Comme il n’y a pas bien longtemps en Algérie, les Européens, dans leur ignorance des mœurs et de la langue arabes, traitaient avec des vendeurs qui n’étaient pas propriétaires : les noms de famille chez les musulmans sont très peu nombreux; Achmed, vendant le bien d’Achmed, touchait leur argent, mais ne livrait rien que du papier, un titre falsifié ; l’original de ce titre et même des copies restaient entre des mains diverses, inconnues; indéfiniment l’acquéreur était exposé à des revendications. Établissait-il son droit sans conteste? des servitudes, des hypothèques occultes pouvaient encore grever sa terre. Les Arabes eux-mêmes étaient menacés de tant de procès, dès qu’ils achetaient ou vendaient un champ, qu’il fallait de la témérité à un chrétien pour compter sur une possession tranquille. Une commission non pas toute française, mais où l’on eut le bon esprit d’appeler, à côté de nos magistrats, les principaux personnages religieux tunisiens, — Le cheik ul-Islam lui-même, — fut instituée pour mettre fin à ce désordre, y mettre fin sans troubler les usages locaux, sans apporter dans la réforme un parti-pris de bouleversement des lois arabes ou d’imitation des codes français; elle s’en tint à ce programme arrêté longtemps à l’avance, et l’étonnement fut grand quand on apprit que la législation qu’elle adoptait, « l’une des plus perfectionnées que connaisse le monde entier, » a écrit ici-même M. Paul Leroy-Beaulieu, était empruntée non pas à l’Europe ou à l’Algérie, mais à l’Australie. La législation française met trop d’entraves à la circulation de la richesse territoriale ; celle qui répondait le mieux aux besoins de la régence est connue sous le nom d’acte Torrens; imaginée d’ailleurs par un Français, elle mobilise la terre, en fait une valeur d’échange, un titre nominatif qui se transmet sans fraude possible et n’a point de passé.