contraint de toucher à son trésor. Il n’était ni aimable ni commode, le vieux sous-officier Frédéric-Guillaume; il n’était point banal, et l’on finit par s’intéresser à ses manies.
Les margraves partirent pauvres comme Job et le cœur léger. Ils étaient tout à la joie de quitter la caserne paternelle, de ne plus être réveillés à quatre heures du matin par l’exercice à feu, de ne plus dîner en face de douze généraux en uniforme, d’être hors de portée des coups et des criailleries, d’avoir le droit de rire et d’aimer, de s’épanouir et de vivre. Ils aviseraient plus tard aux moyens d’acheter des chemises ; pour le moment, ils jouissaient de la liberté. Le plaisir fut sans mélange, aux harangues officielles près sur leur passage, jusqu’à l’arrivée à la frontière des états de Bayreuth. La princesse décrit cette arrivée avec sa verdeur de langage habituelle. Elle avait connu l’avarice, elle n’avait pas connu la gueuserie, et il n’y avait pas à dire, ses futurs sujets étaient gueux, même les plus riches. Leurs pères étaient devenus galeux, pouilleux et loqueteux au siècle précédent, lors de la ruine de l’Allemagne, et eux-mêmes étaient restés galeux, pouilleux et loqueteux. A la saleté près, ils étaient excusables. Les peuples ont un instinct obscur qui leur fait faire à de certains momens ce qu’il faut qu’ils fassent. Les nobles en guenilles qui dégoûtèrent la margrave à son arrivée étaient sans s’en conter les collaborateurs de Frédéric-Guillaume, qui ignorait lui-même la grandeur de son œuvre; tous ensemble travaillaient au relèvement de l’Allemagne, et tous laissèrent à la génération suivante des fortunes privées et publiques restaurées et reconstituées.
La petite princesse ne vit que leurs haillons et leur vermine, et s’est moquée d’eux dans ses Mémoires. Trente-quatre nobles très pouilleux lui offrirent un festin à la première ville et s’enivrèrent en son honneur « à ne pouvoir parler. » Elle fit, trois jours après, son entrée solennelle à Bayreuth dans un équipage digne du Roman comique, découvrit que sa capitale n’était qu’un « grand village, » habité par des « villageois, » et que son beau-père, sorte de Géronte ridicule, avait aussi gardé les mœurs rustiques des propriétaires campagnards économes. Son palais était plein de toiles d’araignées; les tentures pendaient en lambeaux et les fenêtres étaient en pièces ; on n’avait pas encore fait les réparations depuis la guerre de Trente ans, terminée il y avait près d’un siècle. On se passait de feu dans sa chambre, on se contentait de mets grossiers, et le vieux margrave grondait quand on fatiguait les chevaux ou qu’on tuait trop de gibier à la chasse. Le problème des chemises se trouva encore plus grave que les mariés ne l’avaient prévu. Lorsque les habits apportés de Berlin furent usés, il fallut se rendre à l’évidence : la margrave de Bayreuth n’avait pas de quoi en acheter d’autres. Elle essaya d’emprunter et n’essuya que des refus ; le paysan n’est pas