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votre misère. » Le seul Frédéric, que la margrave accusait en son âme d’inconstance, la reçut avec tendresse. Il vivait maintenant en assez bons termes avec son père ; il rendit à sa sœur tous les bons offices en son pouvoir et partagea sa bourse avec elle.

La merveille est qu’après ce bel accueil, le roi refusa de les laisser repartir pour Bayreuth. Le margrave n’était pas mauvais colonel : Frédéric-Guillaume le gardait. Il lui en coûtait la table, mais cela avait été de tout temps une fort petite dépense, et le roi l’avait encore réduite. Il n’y avait rien au dîner, comme par le passé, et l’on supprimait quelquefois le souper. Le margrave demandait inutilement au roi de lui donner au moins un peu de fromage. Le roi refusait, et le prince « maigrissait à vue d’œil. » Sa femme tombait en faiblesse. Ils imploraient leur congé sans pouvoir l’obtenir. L’été de 1733 les retrouva à Berlin. La margrave n’en pouvait plus quand eurent lieu les fêtes en l’honneur du mariage de Frédéric avec Elisabeth de Brunswick.

Les revues formaient le fond de toutes les réjouissances réglées par Frédéric-Guillaume. La cour se levait ces jours-là avant l’aube, et les dames, en habits de gala, demeuraient jusqu’à douze heures de suite sur le terrain de manœuvres sans « un verre d’eau. » La reine payait d’exemple, sachant fort bien que son époux n’admettait pas d’excuse lorsqu’il faisait aux dames l’honneur de leur montrer ses soldats dans toute leur gloire. Il y eut donc deux revues, auxquelles le roi ajouta un concert de musique nègre et une promenade en voitures découvertes organisée militairement : départ à heure fixe, itinéraire fixe, retour à heure fixe, suivi sur-le-champ d’un bal. Le cortège fut immense et magnifique. La cour et la noblesse remplissaient près de cent carrosses ouverts; les femmes étaient fort parées; le roi conduisait la pompe, qui se déroulait au pas à travers Berlin. Un orage éclata. Le roi ne changea rien à ses ordres : la pluie n’arrête pas une armée en marche. Des torrens d’eau s’abattirent sur les frisures des dames, leur poudre et leur rouge. Les cheveux et les plumes pendaient autour de la tête, les riches costumes se collaient au corps, et le cortège continuait sa route au pas. Le défilé devait durer trois heures : il dura trois heures, au bout desquelles on dansa en descendant de carrosse. La margrave ne pouvait penser sans rire, dix ans après, à l’aspect du bal et aux figures piteuses des dames, mais c’en était trop pour une femme ruinée de santé. La fièvre la prit et les médecins la condamnèrent, à moins d’un traitement et d’un régime. Frédéric-Guillaume se fit encore prier pour la laisser aller. Il avait inspecté le régiment du margrave et l’avait trouvé dans un ordre admirable, qui lui rendait cruelle la perte du colonel. « Il faut, répondait-il à toutes les instances, que mon gendre s’applique