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de la maturité. Tel qui en semblait exempt à vingt-cinq ans en est atteint à cinquante. Gogol et Léon Tolstoï en sont des exemples. Cette sorte d’évolution et comme de conversion mystique s’est vue également ailleurs. En Russie, elle ne s’explique pas seulement par l’éternel désenchantement de la vie humaine, mais aussi par les fatales déceptions encore inhérentes à la vie russe. Les étroites limites de l’activité intellectuelle sous le régime autocratique ; les barrières où se heurte en tous sens l’initiative individuelle ; l’inaction tôt ou tard imposée aux esprits indépendans ; le vide mal dissimulé de l’existence officielle et le vide trop apparent de tout ce qui n’est pas service d’état ; en un mot, l’impuissance d’agir et la fatigue de vouloir, l’inutilité de l’effort, mieux ressentie avec l’âge, rejettent parfois dans la contemplation et le mysticisme des âmes robustes qui, en d’autres pays, se fussent absorbées dans l’action. Peut-être l’usure du climat n’y est-elle pas non plus étrangère, car les forces morales ne lui résistent souvent pas mieux que les forces physiques ; on vieillit vite sous ce ciel.

Le mysticisme russe se ressent, du reste, du sol et du peuple ; il conserve presque toujours une saveur de terroir. Ne lui demandez point l’exquise et allègre poésie de ce doux extatique de François d’Assise qui, dans sa charité, embrassait toute la nature vivante, prêchant aux petits oiseaux et « à ses sœurs les hirondelles. » Peut-être faut-il pour cela le ciel et les fraîches vallées de l’Ombrie ou de la Galilée. S’il n’a pas la suavité franciscaine, le mysticisme russe a rarement l’âpreté de l’ascétisme oriental. S’il est, lui aussi, souvent bizarre, lourd, prosaïque, il est d’ordinaire moins sombre et moins farouche. Il perd rarement tout à fait le sens du réel ; il garde des soucis pratiques jusque dans ses conceptions les plus folles. Son vol ne dépasse jamais les sommets. Le vide éther des espaces célestes, l’air raréfié des hautes cimes, ne conviennent pas à ces enfans de la plaine. Jusqu’en ses envolées les plus hardies, le Russe ne quitte presque jamais la terre du regard. Aux songes les plus étranges de l’illuminisme religieux ou de l’utopie politique il mêle fréquemment les calculs de l’esprit le plus pratique.

C’est que le fond du caractère russe demeure un positivisme latent, un réalisme, lui aussi, parfois inconscient, qui perce à travers tout ce qui le recouvre et le cache. Ce n’est pas seulement dans la littérature, dans le roman qu’on trouve combinés, en Russie, ce que les Occidentaux ont appelé naturalisme et idéalisme, positivisme et mysticisme ; c’est dans l’âme, dans la vie, dans le caractère russes. Les contrastes que Joseph de Maistre se plaisait déjà à signaler dans les idées et dans les mœurs de ses hôtes de la Neva, nous les avons partout retrouvés dans l’homme lui-même. Il faut