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moderne, tous dataient de l’époque antédiluvienne. En fait de végétaux, des cycadées, des fougères, des prêles; comme êtres vivans, des mollusques, des reptiles, des némocères. Le demi-jour, le silence, la chaleur, l’odeur miasmatique qui s’élevait du sol limoneux, me rendaient le contemporain du monde qui a été. En ce moment, un bruit quelconque, se produisant à l’improviste, m’eût fait appréhender l’apparition de l’un des monstres de l’époque secondaire, de cette époque indécise où les reptiles avaient des ailes, où, l’homme n’étant pas encore né, la pensée était absente de la terre.

Tout à coup, mon voisin le tantale, avec une lenteur méthodique en parfait accord avec la gravité de sa tenue, redressa son bec, abaissa celle de ses jambes qu’il tenait repliée, éleva ses ailes de façon à ce qu’elles se trouvassent droites sur son dos, et parut écouter. S’affaissant sur ses longs jarrets, il les détendit à l’improviste et, sous cette impulsion puissante, son corps massif fut soulevé. Ses ailes battirent aussitôt, faisant siffler l’air énergiquement fouetté. Par un vol oblique, l’énorme oiseau s’éleva jusqu’au sommet des palmiers, le dépassa. Se mouvant alors à l’aise, il poussa un cri aigre et disparut. Je supposai que, las d’une attente vaine, las d’immobilité, le mélancolique pêcheur allait chercher fortune plus loin.

Ramenant mes regards vers la rivière, je vis avec surprise le caïman bouger à son tour. D’une marche indolente, rampante, il se rapprocha de l’eau, puis se laissa glisser si doucement sous les herbes flottantes qui la couvraient qu’elles ondulèrent à peine. Je me levai ; la retraite de mes deux voisins ne pouvait être une simple coïncidence de leur caprice, elle devait avoir été déterminée par une même cause. Leur ouïe, leur odorat, ou l’un des sens inconnus des hommes que possèdent certainement les animaux, les avait sans aucun doute prévenus d’un danger, et la prudence m’ordonnait de ne pas mépriser leur indirect avis, de profiter de leur expérience.

Je me tins longtemps aux écoutes, perplexe, réfléchissant. La venue d’un fauve, je le savais, n’eût pas plus troublé la sieste du caïman que l’apparition d’un oiseau de proie n’eût interrompu la pêche du tantale. S’agissait-il de l’approche d’un Indien ? Non ; dans les régions de la terre chaude où l’homme se montre rarement, aucun animal, qu’il soit Carnivore, ruminant, ailé ou rampant, ne se trouble à son apparition. Tous le regardent avec plus de surprise que d’effroi, avec plus de curiosité que de convoitise. Le nez au vent, les oreilles dressées, — je parle des ruminans aussi bien que des carnassiers, — ils s’avancent même parfois vers lui, comme