Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas. Loin de se débarrasser de ses inversions et de sa construction synthétique, qu’il les conserve, au contraire, avec soin: c’est le moule que s’est forgé à elle-même la pensée allemande et le seul qui lui convienne parfaitement. Qui touche à la langue d’un peuple touche à son âme même, le blesse dans les sources de sa vie. Voilà le principe des revendications désespérées qui ont retenti de toutes parts dans notre siècle. Les Tchèques, les Magyars, les Polonais réclament le droit de parler leur langue comme on réclame le droit de respirer; ils sentent que c’est pour eux une question de vie ou de mort. La lutte pour la vie devient la lutte pour la langue nationale. Mais Herder ne se doute pas que ce principe se retournera un jour contre les Allemands. Il l’invoque formellement en leur nom. « Voici donc, écrit-il en 1794, que nous avons à lutter contre une nation voisine, de peur que sa langue n’absorbe la nôtre. Éveille-toi, lion endormi, éveille-toi, peuple allemand, ne te laisse pas ravir ton palladium ! »

Ému par l’approche du danger, Herder revient sans cesse sur la domination que la langue française a exercée en Allemagne pendant un long siècle. C’est peu qu’elle ait retardé l’essor de la littérature nationale, qu’elle ait creusé l’abîme entre les hautes et les basses classes, et qu’elle ait accoutumé l’Allemagne à l’intervention continuelle de l’étranger dans ses affaires. Le mal est plus profond. En elle-même, la langue française était un poison pour l’esprit allemand. Car cette langue si fine, si agile, si claire, est le plus pur produit du génie de la France : il s’exprime par la logique de la phrase, il se décèle dans les moindres tournures. La perfection même du langage veut qu’il ne se prête vraiment qu’à des sentimens, qu’à des idées françaises. qu’arrivera-t-il si des Allemands se mettent en tête de ne vouloir parler et écrire qu’en français? Ils s’exprimeront mal, et ce n’est que ridicule ; mais, ce qui est plus grave, l’usage malheureux d’une langue qui ne leur est pas naturelle faussera leur esprit et leur cœur. Leur pensée, au lieu de jaillir sous la forme qui lui serait propre, entrera péniblement dans un vêtement qui la gêne. On ne se soumet pas impunément à une transposition continuelle de ses sentimens et de ses idées. L’impropriété de l’expression entraîne l’affaiblissement et même l’hypocrisie de la pensée. Aussi que de sottises, que de faux sentimens dans les correspondances françaises des Allemands au XVIIIe siècle ! Goethe aussi regrettait, pour la gloire de ses compatriotes, que l’on eût publié tant de ces lettres, qui disent si peu de chose et qui le disent si mal.

il y a sans doute beaucoup de finesse dans l’analyse psychologique de Herder : mais ne veut-il pas trop prouver? L’illustre exemple de Frédéric II suffirait à démontrer qu’un Allemand peut fort bien parler et écrire naturellement en français. Pour comprendre