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Vingt ans auparavant, Herder tenait déjà un langage à peu près semblable : « Nous sommes arrivés tard, écrivait-il, eh bien! nous en sommes d’autant plus jeunes. Nous avons encore beaucoup à faire, tandis que d’autres nations entrent dans le repos après avoir produit ce dont elles étaient capables. » L’allusion est claire : Herder songe à la France. Dans le curieux journal de son voyage de Riga à Nantes, Herder résumait déjà ses impressions sur la France. Il va la visiter, il la connaît bien peu, et il ne la connaîtra guère davantage quand il y aura séjourné quelques mois ; mais son jugement est bien arrêté. Selon lui, la France est entrée, avec la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans une période de décadence. Le génie français a donné, avec les œuvres classiques, avec Rousseau, Voltaire et Montesquieu, les plus beaux fruits qu’il pouvait produire, n’en est réduit à se répéter. Sa mission est terminée, celle de l’Allemagne commence à peine.

Rien de plus aisé maintenant que de concilier le cosmopolitisme et le sentiment national allemand. Loin de se combattre, ils se confondent. L’idéal allemand ne fait qu’un avec l’idéal de l’humanité. A l’Allemagne, il est réservé de guider l’Europe civilisée et chrétienne dans la voie du progrès. Cette mission, la plus haute et la plus noble de toutes, et qui est assurée à l’Allemagne par la moralité de son caractère, fait d’elle une nation privilégiée : le peuple par excellence, dira Fichte. Sa grandeur se révélera quand le temps en sera venu : elle sera la juste récompense de son désintéressement, qui ne l’aura pas recherchée. Dans la conscience d’un Français ou d’un Anglais, il peut s’élever un douloureux conflit de devoirs : il lui faut opter parfois entre ce qu’il doit à l’humanité et ce qu’il doit à sa patrie. L’Allemand n’a rien de pareil à craindre. Plus il travaille avec dévoûment au bien de l’humanité entière, plus il est fidèle à l’essence même du génie allemand. Moins il se préoccupe des intérêts particuliers de son pays, et plus il contribue, en effet, à accomplir la destinée nationale. Rêveries humanitaires qui peuvent paraître aujourd’hui bien creuses ou tristement ironiques, mais rêveries qui ont aidé à sauver l’Allemagne par la foi que l’Allemagne a eue en elles. Le fond des Discours à la nation allemande, de Fichte, c’est que l’Allemagne n’a pas le droit de s’abandonner elle-même et de périr. La mission qu’elle doit remplir dans l’univers exige d’elle tous les sacrifices.

Lorsque Herder mourut, en 1804, fatigué, découragé, croyant depuis dix ans « vivre dans un mauvais rêve, » la lutte fratricide de « patries contre patries, » dont l’idée seule lui était insupportable, allait se déchaîner avec plus de fureur que jamais. Il ne se doutait guère que Fichte, Arndt et les autres patriotes allemands