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des Niebelungen, la symphonie continue du drame universel : un choral fait de tous les bruits morts depuis treize cents ans, écho de toutes les langues, de tous les chocs d’armes, de tous les noms illustres qui ont retenti dans l’épopée européenne. Devant la croix de ce carrefour, tous ont passé, pour l’abattre ou pour l’adorer; d’ici au pied de la montagne, on ferait une chaîne de gloire avec les personnages légendaires qui l’ont gravie, pour incliner sur la tombe de saint Benoît leur tiare, leur couronne ou leur épée. Tous les fléaux qui ont dévasté l’Italie sont venus s’abattre sur cette proie : Lombards, Sarrazins, Normands, Angevins, Allemands, Espagnols, et des soldats de toutes les Frances, pairs de la Table-Ronde, chevaliers de la Croisade, gendarmes de Louis XII, demi-brigades républicaines et dragons du roi Murat. Les nôtres s’appellent et se répondent ici sans interruption, de Charlemagne à Godefroy de Bouillon, de Bayard à Championnet.

Je parcours cette chronique dans la savante Histoire du Mont-Cassin, composée par dom Tosti, l’ancien archiviste du couvent, aujourd’hui retiré à la Vaticane. C’est une tragédie aux péripéties toujours nouvelles, qui ramènent sur l’étroite scène les acteurs les plus inattendus ; on y voit la maison du salut sans cesse ruinée et renaissant de ses ruines, prenant parfois une part directrice dans les événemens du temps. Elle eut sa grande époque au XIe siècle, qu’on pourrait appeler avec justice le siècle du Mont-Cassin. À ce moment, l’abbaye traite de puissance à puissance avec les divers conquérans des Deux-Siciles, avec l’empire et la papauté; à côté de cette dernière, elle constitue un pouvoir subordonné, mais distinct, souvent plus solide que celui de Rome ; quand la barque de saint Pierre est en détresse, on cherche au Mont-Cassin les pilotes qui peuvent la remettre à flot. Presque tous les papes du XIe siècle ont porté la robe de saint Benoît. C’est d’abord le plus grand de tous, le moine Hildebrand, qui fut Grégoire VII. Puis son ami l’abbé Didier, qu’on vint arracher de force au couvent, comme le seul homme capable de mettre fin aux embarras de l’église, et qui la gouverna sous le nom de Victor III. Cet abbé Didier reste la plus haute figure de la chronique cassinienne ; nous le voyons mêlé à toutes les affaires du siècle, légat en Orient, négociant les accords entre l’empereur de Constantinople et le saint-siège, entre les princes normands et lombards, liguant ces derniers pour défendre Grégoire VII contre Henri IV d’Allemagne, tenant tête au César germanique et à l’anti-pape. L’église et les bâtimens de l’abbaye, tels qu’ils subsistèrent jusqu’au XVIIe siècle, avaient été reconstruits avec beaucoup de magnificence par Didier.

Ses successeurs continuent à jouer un rôle prépondérant, tantôt