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raisonnable ; qu’on dit qu’il va à La Haye autant pour raisonner de la paix que pour forcer les états-généraux à nous déclarer la guerre ; que si ces notions sont vraies en tout ou en partie, M. l’abbé de La Ville pourrait se ménager quelque entretien particulier avec lui, en lui parlant comme de lui-même et par un zèle de cosmopolite ; examiner quels sont les moyens de la pacification générale ; l’amener insensiblement, en faisant parler ledit milord, à quelques articles faisant partie de ce que je lui ai écrit touchant la négociation avec le secrétaire de Saxe ; surtout qu’il s’étende sur les bonnes qualités du roi, sur ses qualités de justice, d’honneur et de bonté qui se développent tous les jours ; parlant aussi avantageusement du ministère qui ne cherche qu’à servir le roi, suivant ses véritables instructions, qui seraient de rendre son peuple heureux et de le faire aimer de ses voisins pendant un long règne, ce qui n’avait pas été ici depuis Henri IV[1]. »

En recevant ces instructions, La Ville dut se trouver (et il le laisse un peu voir dans ses réponses) assez en peine de les comprendre et plus encore de savoir qu’en faire. D’abord il n’était pas très aisé d’entrer, sans une mission expresse, en conversation avec Chesterfield, les relations officiellement hostiles des deux cours ne permettant au chargé d’affaires de France ni d’aller chercher ni d’attendre chez lui, pour une visite de politesse, un envoyé britannique. Il était moins facile encore de faire parler sans qu’il s’en aperçût un homme que sa bonne éducation et son parfait savoir-vivre préservaient des indiscrétions et des écarts auxquels un novice, moins fait aux usages du monde, aurait pu se laisser entraîner. Enfin, le plus embarrassant, c’était, si on réussissait à le faire causer, de n’avoir absolument rien à lui répondre. Or, en prescrivant à La Ville de se tenir sur le même terrain qu’avec le secrétaire de Saxe, à qui on avait refusé toute conversation, on lui interdisait de se prêter à l’ombre d’une transaction sur les deux sujets véritablement en question : l’élection du grand-duc et la réponse à faire aux demandes de Frédéric. Que lui restait-il alors en portefeuille ? Des généralités vagues et cosmopolites sur les avantages de la paix, et un panégyrique des vertus de Louis XV. Chesterfield était trop poli assurément pour se refuser à faire écho à de bonnes paroles qui, n’engageant à rien, ne menaient non plus nulle part. Mais après ?

Cependant, quand des gens d’esprit ont envie de causer ensemble, ils finissent toujours par en trouver l’occasion. C’était le cas de La Ville et de Chesterfield lui-même, qui, se rencontrant assez souvent

  1. Note de d’Argenson, 3 février 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)