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L’ARMÉE ROYALE EN 1789.


II. — LE RECRUTEMENT.

Le mode de recrutement en usage dans les troupes réglées était celui des enrôlemens volontaires à prix d’argent. Ce système était aussi vieux que l’armée royale elle-même, et de tout temps il avait donné lieu dans la pratique à de nombreux abus. Louvois lui-même, en dépit de sa vigilance et sa sévérité, n’avait jamais pu les extirper complètement ; sa correspondance en fait foi[1]. C’est qu’en effet ces abus étaient inhérens au système lui-même. Toute industrie, si réglementée et si surveillée qu’elle soit, donne naissance à des transactions souvent inavouables. Or, les enrôlemens volontaires étaient devenus, depuis l’époque des grandes guerres de la fin du XVIe siècle, l’objet d’une véritable industrie. La spéculation s’en était emparée, dans les grandes villes surtout, où la matière première abondait. C’est là qu’opéraient de préférence les recruteurs et leurs agens ; là qu’ils trouvaient à faire main basse au plus juste prix sur de pauvres diables, trop heureux d’aller cacher dans quelque régiment, sous un nom d’emprunt, leur misère et même parfois leurs antécédens. Paris, naturellement, fournissait un grand nombre de ces Brin-d’Amour, de ces Va-de-Bon-Cœur et de ces La Tulipe, dont les types, restés légendaires, ont servi de modèle à plus d’un vieux sergent de Bonaparte ou de Masséna. Ils se donnaient rendez-vous quai de la Ferraille et dans les cabarets des faubourgs : on trouvait toujours, dans ces parages, abondance de chair à canon et de première qualité souvent, à vendre. Que d’ailleurs on ne la payât pas son prix[2] ; que l’on usât, pour se la procurer à bon compte, de pratiques et de moyens déshonnêtes, la chose est malheureusement certaine.

  1. Louvois au lieutenant de police La Reynie : « L’intention du roi n’est pas de tolérer les friponneries qui se font à Paris pour les levées, et Sa Majesté trouve bon que tous ceux qui sont présentement dans les prisons et qui seront pris à l’avenir pour ce fait là soient punis suivant la rigueur des ordonnances. » Louvois à d’Oppède, décembre 1677 : « Il n’y a presque pas de soldats qui ne prétendent avoir été pris par force. » — Louvois aux gouverneurs et intendans, 14 février 1691 : « Le roi a appris avec surprise qu’il a été fait des violences considérables dans les provinces par les officiers de ses troupes pour faire des levées. Sa Majesté trouve bon que l’on dissimule les petites tromperies qu’ils font pour enrôler ses soldats. Mais comme elle désapprouve absolument les violences qu’ils font de prendre les gens sur les grands chemins, aux foires et aux marchés, elle m’a recommandé de vous faire savoir ses intentions, afin que vous teniez la main à ce que pareille chose n’arrive plus et que vous fassiez réprimer ces violences.
  2. Les ordonnances avaient fixé ce prix à 92 livres, savoir : 50 livres pour l’engagement, 30 livres pour boire et 12 livres pour frais de recruteurs. L’homme avait droit, en outre, à 2 sols par lieue de pays à faire pour se rendre au corps.