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même sur l’amour; le théâtre a besoin de mouvement et dévie. A cet égard, Lohengrin est une œuvre encore raisonnable : on n’y philosophe point. Je reconnais bien avec Wagner que « l’intérêt de Lohengrin repose sur une péripétie qui s’accomplit au fond du cœur d’Elsa. » L’expression, voilà la grande affaire de cet opéra et sa grande beauté ; mais l’action n’en est pas tout à fait absente, et c’est un mérite aussi..

Au point de vue musical comme au point de vue littéraire, les principes wagnériens ne sont pas encore dans Lohengrin appliqués avec rigueur. Comme la conception, l’exécution en est libérale. Sans parler de la poésie du sujet, la forme et la coupe de l’ouvrage demeurent presque classiques. La musique ici n’est pas immolée sans miséricorde à la déclamation; malgré l’importance nouvelle et l’intérêt constant de l’orchestre, la voix humaine est encore respectée et quelquefois chérie; enfin plusieurs personnages chantent ensemble des duos, des trios et des chœurs. Pour toutes ces raisons, l’école avancée méprise déjà Lohengrin et nous l’admirons encore. Nous l’admirons, cette œuvre de juste milieu, œuvre de génie et de sagesse, comme nous admirons Orphée, Don Juan, Guillaume Tell, les Huguenots ou Faust. Mais nous ne l’aimerons peut-être jamais autant, parce qu’elle répond moins à notre nature, parce que dans son ensemble elle est plus spéciale et moins humaine, parce qu’au milieu d’immortelles beautés elle trahit çà et là des défauts antipathiques à notre race. Il faut l’étudier simplement, de bonne foi, sans voir en elle avec ses adorateurs le commencement, avec ses ennemis la fin de la musique. Musique de l’avenir! Voilà un mot dont peut sourire l’expérience humaine. L’avenir n’est à personne, a dit le poète, et la preuve, c’est que le passé est à tout le monde. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder derrière soi. Bach après Palestrina, Haydn après Bach, Mozart après Haydn, Beethoven, Glück, Weber, Rossini, Meyerbeer auraient pu s’arroger l’avenir; aucun ne l’aurait possédé seul. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Même un chef-d’œuvre nouveau ne saurait faire tort aux vieux chefs-d’œuvre.


Le prélude de Lohengrin est une des inspirations les plus pures et les plus caractéristiques de Wagner. Jamais une ouverture n’avait été conçue ainsi. Les ouvertures d’opéra se rapportaient toutes à deux types : le type Rossini et le type Weber. Rossini, peu soucieux de l’unité dramatique, compose une ouverture indépendante, étrangère au corps de l’opéra; les idées y fourmillent, mais sans esprit de retour. Weber, au contraire, fait de l’ouverture une vraie préface, un résumé des mélodies futures. Les ouvertures du Barbier, de Guillaume, du Freischütz et d’Obéron témoignent de ces deux manières opposées. Wagner en crée une troisième avec le prélude de Lohengrin, avec le prélude de Tristan, qui n’est que celui de Lohengrin exagéré, ou plutôt exaspéré.