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patience ; si l’ennemi entreprend quelque chose, nous le vaincrons à coup sûr, ou nous serons tous massacrés pour le salut de la patrie et pour la gloire de la maison. Mon parti est pris, quoique vous puissiez faire ; il est inutile d’entreprendre de m’en dissuader. Quel capitaine de vaisseau est assez lâche, lorsqu’il est entouré de l’ennemi et qu’il a fait tous ses efforts pour s’en dégager, et ne voyant plus de secours, qu’il ne mette généreusement le feu aux poudres pour priver aussi l’ennemi dans son attente ? Pensez que la reine de Hongrie, cette femme, n’a pas désespéré de son sort lorsque ses ennemis étaient devant Vienne et que ses plus florissantes provinces étaient envahies, et vous n’auriez pas le courage de cette femme lorsque nous n’avons pas encore perdu de bataille, qu’il ne nous est arrivé aucun échec et que, par un heureux succès, nous pouvons remonter plus haut que nous n’avons jamais été ! Adieu, mon cher Podewils ; fortifiez votre courage, donnez-en aux autres, et si un malheur arrive, — dont certainement je souffrirai le plus, — soutenez-le avec magnanimité et constance ; c’est tout ce que Caton et moi peuvent vous dire[1]. »

Noble langage et vraiment royal ! Pourquoi faut-il que celui qui le tenait eût attiré sur sa tête l’orage même qu’il mettait tant de grandeur d’âme à braver ? — « Quand on n’a rien à se reprocher, » disait-il. Pouvait-il donc oublier que, s’il était réduit à jouer toutes ses destinées sur une seule carte, c’était pour avoir voulu doubler un enjeu frauduleusement gagné dans une première épreuve ? Ce n’est pas la seule fois, d’ailleurs, qu’on devait le voir dans le cours de cette vie mémorable, après avoir soulevé la conscience publique par l’abus de la puissance, reconquérir l’admiration et presque l’estime par sa fermeté dans le malheur, comme s’il se fût fait un jeu de provoquer la fortune à l’abandonner, pour la contraindre ensuite de se ranger derrière lui par des coups de force et de génie.

Ce calme étonnant d’esprit, et surtout de conscience dont jouissait Frédéric, avait l’avantage incomparable de lui permettre d’organiser d’avance dans le moindre détail, avec un sang-froid qui pensait à tout et prévoyait toutes les chances, la résistance à l’attaque qui, de tant de côtés à la fois, était prête à fondre sur lui.

  1. Pol. Corr., t. IV, p. 133-134. — Frédéric à Podewils, 19, 20, 27 avril 1745. La première de ces lettres est antérieure à la paix de Fuessen, comme le sont également plusieurs de celles que je vais avoir encore à citer ; mais elles datent toutes du moment où le succès des armées autrichiennes en Bavière fut regardé pour assuré par tout le monde, sauf par ceux qui, comme Chavigny, avaient un intérêt personnel à en douter jusqu’à la dernière heure. A partir de la fin de mars, la capitulation de l’électeur n’était plus qu’une affaire de peu de jours à attendre, et l’effet, comme nous dirions aujourd’hui, en était escompté d’avance.