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attentif, développent les muscles et exigent que l’homme déploie ses forces physiques guidées par sa perspicacité. Dans les métiers sédentaires il n’en est point ainsi ; il y a bien longtemps que j’ai entendu dire à un ministre de l’intérieur : « Le personnel secondaire des sociétés secrètes se recrute presque exclusivement parmi les tailleurs et les cordonniers. » Cela se comprend : assis sur leur tabouret, accroupis sur leur établi, la tête penchée sur l’ouvrage, le cordonnier et le tailleur, immobiles pendant de longues heures, songent tout en travaillant ; l’absence d’exercice amollit la chair, appauvrit le sang et bien souvent produit la prédominance nerveuse, propice aux fantasmagories de l’esprit. Au bout de peu de temps, — deux années, disent les contremaîtres, — on a une telle habitude de l’outil qu’on le manie machinalement ; la courte aiguille, le fil poissé agissent entre les doigts par un geste instinctif dont on n’a plus conscience, dont on conserve à peine la responsabilité.

Le même mouvement toujours répété dévie nt une sorte de basse continue sur laquelle la pensée brode ses rêveries. Et quelles rêveries ! celles qui poussent au péché sinon au vice, et qui peut-être serviront de propulseurs aux mauvaises actions que l’on commettra plus tard. Sans être vu, j’ai regardé jadis, par le judas d’une porte de prison, des détenus réunis dans un atelier de tailleurs. Leur corps était là, leur âme était ailleurs. À l’expression de leurs traits, à l’absorption de tout leur être, il n’était point difficile de deviner que chacun d’eux se racontait son roman, fait de souvenir ou d’espérance, et il est probable que les combinaisons morales y tenaient peu de place. Le même bruit continu, le même mouvement rythmé font naître les pensées d’où sortent les conceptions qui affaiblissent la volonté de bien faire. Une femme du monde, intelligente et douée d’expérience, me disait : « Travailler à un fond de tapisserie, c’est se donner de mauvais conseils. » Je sais qu’il est impossible d’établir à Paris des chantiers où le pupille insoumis trouverait une besogne active qui le tiendrait sans cesse en haleine ; je le regrette, car, pour l’enfant, l’oisiveté du cerveau est dangereuse, tandis que l’agitation physique produit le repos moral. On remédie aux périls de l’immobilité par la gymnastique, c’est bien, mais ce n’est pas assez, et je crois que l’on agira sagement en externant le plus possible les élèves de l’école industrielle, en les embauchant chez des patrons de métiers violens, où la brutalité même de leur travail.engendrera la fatigue musculaire qui entraîne l’apaisement de l’esprit et rabaissement des suggestions coupables.

Lorsque le contrat d’apprentissage a pris fin, lorsque le pupille quitte ses tuteurs, ceux-ci ne l’abandonnent point aux hasards de la vie et à la sollicitation des aventures. L’école se ferme pour lui,