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C’est le don Juan de Musset, et la Barque de Dante d’Eugène Delacroix. Combien d’autres rapprochemens, si Baudelaire en valait la peine 1 et que d’ailleurs on ne songerait pas seulement à noter, si ses amis ne persistaient à nous le montrer original jusque dans le lieu-commun ; et puis, s’il n’était bon de rappeler combien il y demeure au-dessous de ses modèles.

Ses procédés, en effet, sont l’enfance même de l’art ; et sans doute c’est pour cela qu’au sortir du collège on s’y trouve déjà si habile. A une idée banale ou vulgaire, comme celle de la rapidité du temps ou de la fragilité de l’amour, Baudelaire commence par associer des images matériellement répugnantes ou malpropres.

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux,
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un fit semé de cailloux…


C’est la pièce fameuse qu’il a intitulée : une Charogne. Otez cependant ce seul mot et changez le ton auquel, en mettant sa charogne en belle place, dès la première strophe, il a nécessairement abaissé toute la pièce, vous n’avez qu’une paraphrase du mot de l’Ecclésiaste : Unus est interitus hominum et jumentorum. Que veut-on là-dessus que j’admire ? L’originalité n’est ici que dans la grossièreté, qui n’est elle-même que dans l’expression. Ce n’est point une façon de sentir, mais une façon d’écrire, dont il n’est pas plus difficile d’imiter que de voir l’artifice. Pour faire du Baudelaire, ne dites point : un cadavre, dites : une charogne ; ne dites point : un squelette, dites : une carcasse ; ne dites point : une mauvaise odeur, dites : une puanteur. C’est le Baudelaire naturaliste : il ne m’oblige pas même à me boucher le nez.

Un autre procédé, d’un effet non moins sûr, parce qu’il n’est pas plus difficile, mais dont il est arrivé parfois que la police des mœurs ne goûtât point la valeur d’art, consiste à mêler ensemble des images de sang et de lubricité. Telle est la pièce, fameuse elle aussi, car je continue de choisir les plus vantées, qu’il a intitulée : une Martyre :

Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
L’air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourans, dans leurs cercueils de verre,
Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche comme un fleuve
Sur l’oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve
Avec l’avidité d’un pré.