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apprivoiser quelques-uns, il faudrait choisir entre ces deux signes de ralliement, suivant qu’on tient plus à l’un ou à l’autre. Pour en gagner beaucoup, je crois bien qu’il faudrait ne leur montrer ni drapeau ni bannière, mais seulement un dévouement désintéressé à leurs droits et à leurs peines ; en leur expliquant ensuite que la loi du Christ donne seule la mesure raisonnable de ces droits et la vraie consolation de ces peines.

C’est en procédant de la sorte que l’un des chefs du socialisme chrétien en Suisse, M. Decurtins, a pu prendre une part prépondérante dans la direction du mouvement ouvrier et faire accepter ses idées à des alliés qui n’ont pas sa foi. Mais il était réservé aux évêques américains de donner la véritable formule de l’action catholique. L’affaire qu’ils viennent de porter devant le saint-siège touche au cœur de mon sujet, car c’est aujourd’hui l’une des plus grosses affaires de Rome. Par une de ces coïncidences merveilleuses qui montrent brusquement la main divine dans l’histoire, ces prêtres du nouveau monde élevaient la voix dans Rome à l’heure même où légats et ambassadeurs négociaient l’affaire d’Allemagne ; l’attention publique, partagée entre ces deux intérêts, sentait confusément la solennité de la rencontre : le passé et l’avenir s’étaient donné rendez-vous dans la ville éternelle, pour y plaider leur cause devant le vicaire du Christ.

Je rappelle l’incident qui a provoqué cet acte mémorable. On sait qu’il existe aux États-Unis, entre tant d’autres associations ouvrières, une fédération puissante qui s’intitule l’Ordre des chevaliers du travail. Elle comptait naguère plus de sept cent mille adhérens ; les dernières estimations portent ce chiffre à un million. On peut juger du programme de la société par les maximes que le fondateur, Uriah Stephens, inscrivait dans les statuts ; ceux mêmes qui les trouveraient déplaisantes n’en sauraient méconnaître l’élévation. « Le travail est noble et sain. Il faut le protéger contre l’ignorance et l’avidité sans scrupules. Le capital est organisé dans la multitude des branches de l’activité humaine. Qu’il le veuille ou non, il détruit les légitimes espérances du travail et courbe la pauvre humanité dans la poussière. Nous ne voulons créer aucun conflit avec les entreprises légitimes, aucun antagonisme avec le capital nécessaire ; mais les hommes, dans leur égoïsme, violent les droits des faibles. Il faut soutenir la dignité du travail et lui assurer une juste part dans la valeur qu’il crée. Il faut mettre toutes, nos forces au service des lois destinées à harmoniser les intérêts du capital et du travail et à alléger le poids du labeur quotidien. Unir, combiner, organiser la grande armée de la paix et de l’industrie, c’est le plus haut et le plus noble devoir de l’homme envers lui-même, ses