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elle place dans l’ensemble les questions particulières; elle sait que l’honneur d’une nation se répartit, pour ainsi dire, sur toute son histoire ; elle représente et elle sert la patrie continue. Elle atteste qu’il n’y a point de procédé plus puéril ni plus périlleux que d’accepter, sans examen, l’heure et le rendez-vous assignés par l’adversaire. Si la diplomatie et la démocratie étaient inconciliables, il faudrait redouter de graves surprises et peut-être des dangers mortels ; mais notre pays a fait preuve, dans des crises récentes, de sang-froid et de raison. L’Allemagne nous met à de rudes épreuves. Elle nous cherche des querelles qui ressemblent trop à celle du loup et de l’agneau. Elle fait semblant de s’alarmer, si nous voulons pourvoir à la sécurité d’une frontière où elle a massé tout le matériel d’une invasion. Elle a inventé un délit international nouveau, celui du souvenir; elle fait du regret un attentat, un casus belli de l’espérance. Pourtant, nous n’avons point perdu la tête. Si nous persévérons dans notre calme, si la démocratie française apporte dans les relations extérieures l’esprit de conduite et l’esprit de suite, si elle est clairvoyante et patiente, point obstinée au même objet, si elle ne se laisse point fasciner par les regards et les mouvemens d’aile de l’aigle d’Allemagne planant au-dessus des Vosges, elle attendra peut-être la récompense, mais elle l’aura.

N’allons point lui dire surtout qu’elle est nécessairement isolée dans le monde, et qu’elle ne peut compter que sur elle-même : ce serait la dispenser de toute sagesse, et, d’ailleurs, ce serait mentir. Les monarchies européennes ne s’entendront pas plus en ce siècle pour faire une croisade contre une république qu’elles ne se sont accordées au XVIe siècle pour renvoyer le Turc en Asie. Il n’y a point de sentimens en politique : il y a des intérêts. Les puissances monarchiques ont des intérêts qui se contredisent; elles ne semblent pas du tout disposées à faire régner sur la terre la paix perpétuelle. Le jour, soit lointain, soit prochain, où elles mobiliseront leurs armées, elles donneront des marques d’une considération empressée à un état, même démocratique, qui disposera d’un million de soldats.


ERNEST LAVISSE.