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que par rapport à nous, et ayant déjà elles-mêmes reçu l’héritage des siècles. Quand Salluste fait dire à Catilina : Cum vos considero, milites, et cum facta vostra œstumo,.. il ne songe pas plus que nous à l’origine d’expressions qui lui paraissaient toutes simples. Cependant considero est une métaphore empruntée à l’astrologie et œstumo à la banque. Si nous en croyions les listes de racines, qu’ont dressées à l’envi grammairiens indous et arabes, nous pourrions être pris de l’illusion que les langues ont débuté par les idées les plus générales. On trouve à tout instant chez eux des racines dont le sens est « aller, résonner, briller, parler, penser, sentir. » Mais c’est notre ignorance d’un âge antérieur qui nous oblige à nous en tenir à ces acceptions. Sans le latin, nous ne saurions pas que plonger, avant de marquer l’immersion d’une façon générale, était une image empruntée au plomb de sonde du navigateur (plumbicare). Briller renferme une comparaison avec l’émeraude appelée béryl : il a remplacé l’ancien verbe latin splendeo, qui est lui-même (origine peu distinguée !) une allusion à la jaunisse (splen). Ainsi les peuples renouvellent leur vocabulaire et, en croyant innover, restent toujours fidèles au même penchant, qui est de préférer le particulier au général, et l’expression qui peint au mot décoloré.

Un genre de métaphore particulièrement aimé consiste à transporter l’idée d’un organe à un autre. Un son aigu, une voix chaude, une couleur criarde, une parole amère sont des expressions que tout le monde comprend. Il n’y a presque pas de qualité physique qui n’ait été appliquée à une notion intellectuelle ou morale. On sait quel abus la critique littéraire et artistique a fait de ce procédé. Nous pourrions nous flatter que notre sensibilité s’est affinée et a découvert de nouveaux rapports entre le monde des sens et celui de l’esprit, si depuis des siècles le langage n’avait devancé et prévenu nos écrivains. Il a si bien réussi que d’ordinaire personne ne sent plus sa hardiesse. Qui s’aperçoit que nous passons du physique au moral, quand nous parlons d’un esprit léger et vain, d’une âme dépravée, d’un cœur ferme, d’une intelligence éclairée, d’une âme droite, d’une société polie? On peut dire que ce genre de métaphore est le fond même du langage, et que l’échange de nos idées tient à cette perpétuelle transposition.

Les recueils de rhétorique ne contiennent catachrèse, litote ou hyperbole dont le peuple ne fournisse tous les jours des spécimens à foison. Un grammairien du XVIIIe siècle, Dumarsais, a écrit un traité des tropes dont une édition a eu l’honneur inattendu d’être dédiée à Mme de Pompadour. Mais que sont ces exemples recueillis à fleur de sol auprès de ceux que des fouilles un peu approfondies mettent à découvert? Si l’on disait qu’il existe un idiome