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L’allemand présente les tours d’une langue synthétique, quoique beaucoup de désinences aient disparu ou aient cessé d’être reconnaissables. Quand Goethe dit, dans son Iphigénie : Denkt Kinder und Enkel, «souvenez-vous de vos enfans et descendans, » c’est un génitif qu’il prétend employer. Mais rien ne l’indique au dehors. La difficulté de la langue allemande tient en partie à ces touches qui résonnent seulement pour l’oreille interne.

Ce n’est pas ici le lieu de multiplier les exemples. Mais cette forme linguistique intérieure dont par le Humboldt ne borne pas là son action : elle est, pour ainsi dire, présente à tout le développement du langage, habile à réparer les pertes, à sauver par d’utiles accroissemens les désinences en péril, prête à profiter des accidens, prompte à étendre les acquisitions. C’est elle qui a donné à l’anglais son triple pronom possessif, his lier, its, dont les langues romanes ne possèdent pas l’équivalent. C’est elle qui a enrichi la conjugaison française de temps que ne connaissait point le latin. Elle fait concourir à un seul et même but des phénomènes d’origine très différente : quelle mosaïque que la déclinaison allemande, quand on en examine les élémens constitutifs ! Elle infuse une signification à des syllabes primitivement vides ou indifférentes. Nos mots en âtre, de nuance si prononcée, comme marâtre, bellâtre, doivent leur formation à une simple variante phonétique de la langue grecque.

Nous arrivons de la sorte à une question extrêmement importante et délicate : jusqu’à quel point l’intention a-t-elle une part dans les faits du langage? Les linguistes modernes, en général, sont très nets pour repousser l’idée d’intention. Tout au plus admettent-ils que des accidens survenus fatalement et sans aucune prévision aient été utilisés d’une façon toute spontanée et inconsciente. Telle est la doctrine de M. Hermann Paul ; encore est-il parmi les accommodans. La plupart ne veulent entendre parler d’intervention intelligente d’aucune sorte. Si on leur cite l’action exercée sur la langue par la littérature, par le droit, par l’église, ils ripostent que ce n’est pas la vraie langue, et que le jardinage n’est pas la botanique. On se rappelle le brillant paradoxe de M. Max Müller que la linguistique doit être rangée parmi les sciences naturelles. C’est au monde de la nature que nous ramène aussi M. Darmesteter en ses continuels rapprochemens avec les animaux et les plantes. Il est certain qu’on a singulièrement abusé autrefois des intentions prêtées au langage, et qu’on lui a attribué dans le détail toute sorte de distinctions et d’arrière-pensées dont il est innocent. Mais l’idée contraire n’est pas moins éloignée de la vérité. Il semble que la linguistique moderne confonde l’intelligence avec la réflexion. Pour