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jusqu’à ce qu’elle voie à ses pieds le colosse qui l’offusquait. Le secret de sa victoire, c’est qu’un jour le grand homme qu’elle hait donne prise sur lui et se détruit lui-même. « Il demeura toute sa vie dans ces sentimens. En 1822, comme il visitait avec son ami van Ghert le champ de bataille de Waterloo, il fut pris d’une soudaine émotion : «Quelle chute! s’écria-t-il, et quel homme! Ce que j’ai toujours le plus admiré en lui, c’est la force invincible avec laquelle il maintenait l’autorité des lois, qu’il avait su rendre respectables. » Cet aigle avait toujours eu de la tendresse pour ce lion. Il aimait à voir flotter sa crinière, à entendre son rugissement, et il lui pardonnait beaucoup de choses.

Il était dans la nature de Hegel de se réconcilier bien vite avec les événemens, d’en découvrir le bon côté. Il ne croyait pas au retour du bon vieux temps et, dès la première heure, il crut à l’impuissance de la réaction. On n’accorda pas aux peuples les libertés et les chartes qu’on leur avait promises pour les soulever contre le dictateur de l’Europe, et avant que l’Allemagne vît disparaître les derniers restes du régime féodal et ses dernières servitudes, avant qu’elle conquît l’égalité civile, il fallut que la France fît encore deux révolutions. Mais tout en conservant les vieux moyens de gouvernement, on sentit qu’il fallait concéder quelque chose aux temps nouveaux, à l’esprit de progrès, et on mit de la coquetterie à favoriser l’enseignement supérieur. On surveillait les universités, mais on offrait des chaires aux hommes éminens. Dès 1816, Hegel était appelé à l’université de Heidelberg, où on lui assurait, un traitement de 1,300 florins, accompagnés d’un certain nombre de boisseaux de blé et d’épeautre. En 1818, il arrivait à Berlin, et ses jours de gloire allaient commencer. Grâce au puissant appui d’un ministre de l’instruction publique très éclairé, le baron d’Altenstein, il put tenir en échec la malveillance et les soupçons, et il lui fut permis de publier en 1820, sans être inquiété, sa Philosophie du droit, livre magistral, plein de vues profondes, dont quelques-unes, malgré toutes ses précautions, pouvaient sembler alors insolentes ou dangereuses.

Cependant, si forte que fût sa situation, il éprouvait le besoin de se surveiller beaucoup, et, d’année en année, il devenait plus prudent. Quand ses disciples, en 1826, célébrèrent sa fête avec un éclat inusité, il en fut touché, mais il mandait à sa femme qu’il aviserait à ce qu’on n’en fît pas trop, qu’il savait combien l’excès des manifestations indispose le public et les gens en place. La prudence est une belle qualité, mais il n’y a que les imprudens pour écrire des lettres piquantes, et, depuis qu’il avait des cheveux gris, Hegel redoublait de circonspection dans sa correspondance. De tous les coins de l’Allemagne et de tous les pays étrangers, les gens qui avaient des doutes à résoudre