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et à ce que dirait l’empereur Alexandre de la « manière aimable » dont on traitait ses conseillers d’état en Allemagne. Il se lamentait assurément sur le sort de ce « pauvre Kotzebue; » pour un peu, il eût aussi regardé presque comme un coup de fortune le crime de cet « excellent Sand, » qui pouvait devenir si utile. Il y avait, dans tous les cas, un point sur lequel il n’hésitait pas dès le premier moment : il voyait dans l’assassinat de Kotzebue plus qu’un fait isolé, le signe d’une situation, un acte dont il entendait tirer un bon parti, — « sauf, ajoutait-il, les coups de poignard que je ne crains pas, quelque exposé que je puisse y être. » Et, sans interrompre sa course à travers l’Italie, tout en paraissant s’émerveiller des splendeurs du golfe de Baïa ou des grandeurs romaines, il préparait de loin, par sa diplomatie silencieuse, la campagne qui, dans sa pensée, devait cette fois être décisive. M. de Metternich a toujours été de ceux qui se sont fait une originalité de mêler les plaisirs et les affaires.

Il s’agissait de bien engager l’action, de ne rien livrer au hasard. A mettre en jeu du premier coup la diète elle-même, dont les pouvoirs restaient encore contestés et indécis, où éclateraient aussitôt toutes les jalousies, toutes les rivalités d’influence, on risquait de tout perdre. M. de Metternich se réservait de ne réunir la diète que pour lui soumettre une œuvre toute prête, qu’elle n’aurait plus qu’à sanctionner sans discuter. En attendant, il avait mis son art à profiter des terreurs des états allemands, à entretenir leur curiosité sur les projets qu’il méditait, à préparer un mystérieux rendez-vous dans une de ces villes d’eaux toujours chères à la diplomatie germanique, à Carlsbad, dont le nom n’était même pas encore prononcé. Il avait habilement arrangé sa mise en scène. Il avait déjà réussi, il le croyait, à s’assurer la soumission des principales cours ; il ne doutait plus surtout de la Prusse, dont le roi, Frédéric-Guillaume, se donnait à lui tout entier, se livrait à ses conseils, déposait pour ainsi dire entre ses mains ses derniers scrupules constitutionnels[1]. Il arrivait d’Italie

  1. Dans la visite que M. de Metternich, revenant d’Italie, faisait en ce moment au roi Frédéric-Guillaume à Téplitz, le souverain prussien disait au chancelier d’Autriche, d’après ce que rapporte celui-ci : « Vous venez me voir dans un moment bien difficile. Il y a dix ans, nous avions à combattre l’ennemi en rase campagne; à présent, il tourne autour de nous masqué. Vous savez que j’ai pleine confiance en vos vues. Vous m’avez averti depuis longtemps, et tout ce que vous m’avez prédit s’est réalisé... » Puis, au cours de la conversation, le roi ajoutait : «... Ma situation est difficile, car ce qui me manque, ce sont les hommes. Il faudra pourtant que ce qui est possible se fasse; c’est pourquoi je compte que vous m’aiderez à concerter la marche qu’il convient de suivre... Je désire que, pendant que vous serez ici, on arrête les principes, qui seront ensuite rigoureusement appliqués. J’aimerais vous voir les fixer définitivement avec le chancelier d’état Hardenberg... Vous pouvez compter d’une manière absolue sur le prince Wittgenstein... » On ne pouvait se mettre plus modestement sous la direction du chancelier de Vienne. (Mémoires, t. III. p. 270.)