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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/321

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La distribution des maisons est identique : deux chambres seulement, une petite pour la cuisine, une grande pour le lit ; dans les deux des chiffons, parfois à la muraille une estampe déchirée, ternie, trouvés au milieu d’un lot de vieux papiers. Dans un coin, on remarque un tas de chiffons garantis de toute avarie, chiffons de choix, soie, laine, toile de fil ; c’est le tas du loyer, où l’on rassemble avec soin ce que la rue donne de plus précieux, ce que l’on est certain de vendre un prix déterminé. Là le loyer se paie d’avance et chaque semaine ; les locataires qui offrent de « la surface » ne paient que tous les mois ; la hutte seule, 3 francs par semaine ; la hutte avec un lopin de cour pour y faire le tri des hottes, 20 francs par mois. Lorsque le loyer n’est pas soldé à jour fixe, le propriétaire fait enlever les fenêtres, la porte et expulse, sans autre forme de procès, le malheureux qui, souvent et sans qu’il en soit coupable, ne peut acquitter le prix de sa bauge. J’ai causé avec un chiffonnier et sa chiffonnière, très laborieux tous deux et se battant contre la misère à coups de crochet. Le mari est solide, de visage intelligent, et distinguant à dix pas le calicot de la toile de chanvre ; la femme, un peu lourde, le regard bleu indécis, la tête serrée dans un madras, l’alliance d’or au doigt, fait la tournée avec son homme et doit être alerte à la besogne. Ils ne récriminent pas, mais ils se plaignent ; les temps sont mauvais et s’annoncent mal ; il faut travailler ferme pour subsister. Ils sont toujours ensemble et marchent de conserve ; leurs bonnes journées rapportent 3 francs. Dans la morte saison, qui est l’été, ils arrivent difficilement à 2 francs ; pendant les vacances, quand tout Paris est à la campagne ou aux bains de mer, ils s’estiment heureux de parvenir à gagner trente sous. C’est bien peu pour rémunérer le labeur de deux personnes. Et puis, sans que l’on sache pourquoi, voilà que les quartiers riches se dépeuplent, et c’est le pauvre fouilleur de tas qui en souffre. Les nouvelles mesures adoptées pour l’enlèvement des ordures déposées sur la voie publique leur on porté un préjudice considérable ; ils le disent du moins, et on peut les croire ; ils reconnaissent qu’elles ont rendu leur métier moins pénible, mais qu’il est devenu moins fructueux ; or, ce qui leur importe, ce n’est point le travail, ils y sont accoutumés, c’est le gain, parce qu’ils en vivent. Tout est bien changé depuis vingt ans, et l’on se demande si l’on ne sera pas réduit à délaisser le métier auquel on est habitué depuis l’enfance. Avant la guerre, les 100 kilogrammes de chiffons se vendaient, haut la main, 24 francs ; aujourd’hui, on a bien du mal à en obtenir 8 francs. J’écoutais les doléances de ces braves gens, faites sans colère, mais où je reconnaissais la tristesse résignée de la misère devenue l’état normal. Plus que l’homme, la femme parlait, lentement, avec l’accent traînard des paysans, avec la voix monotone