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en vérité, c’est un spectre, et le pauvre homme en fait mille fois plus qu’il ne peut. Il veut, sans doute, remplir la maxime ancienne : Oportet imperatorem stantem mori, et il finira par là. On le gardera présentement tant qu’il aura un battement ; après quoi il pourrait se faire, si Votre Altesse Sérénissime était sur le tas, qu’on eût recours à elle. » — Et il terminait en faisant observer que, tout en sachant gré à Lowendal de sa complaisance, il ne fallait pourtant se fier à lui que médiocrement, vu son intimité avec Maurice, « car j’ai toujours l’idée qu’il veut se servir de la patte du chat pour tirer les marrons du feu, et il est toujours barbouillé avec le Sarmate[1]. »

Pendant qu’on se disputait ainsi l’héritage du grand général mourant, comme s’il eût déjà été enseveli dans son triomphe, le héros lui-même, que faisait-il ? Hélas ! il était occupé, lui aussi, à réclamer avec ardeur la succession d’un de ses meilleurs et plus fidèles amis. Il est vrai que celle-là au moins était ouverte. C’était celle du vieux maréchal de Broglie, qui, toujours en exil dans son nouveau duché depuis sa malheureuse campagne de Bavière, venait d’être frappé pour la seconde fois d’un coup d’apoplexie, le lendemain même de la bataille de Fontenoy. Avant de rendre l’âme, le vieux soldat trouva encore la force d’envoyer au roi, de sa main paralysée et tremblante, l’expression de sa joie patriotique. Il lui recommandait en même temps, en termes touchans, la situation de sa famille, dont la fortune n’avait jamais été considérable et qui restait après lui dans une condition très gênée. Son vœu était que le gouvernement de Strasbourg, dont il avait conservé le titre, maigre sa disgrâce, fût accordé en survivance à son fils aîné, le nouveau duc de Broglie, qui, à vingt-sept ans, avait déjà le grade de brigadier et servait avec éclat dans l’armée de Conti.

En mourant, il exprima le désir que sa lettre au roi et la demande qu’elle renfermait fussent confiées au maréchal de Saxe. Il se rappelait (et le lecteur peut-être aussi se souviendra) que, pendant toute la campagne de Bavière, Maurice avait été le confident et le conseiller du vieux maréchal, et, comme il aimait à l’appeler lui-même, son bras droit. C’était même (tout porte à le croire), a l’inspiration de cet aide-de-camp, déjà placé très haut dans l’estime publique, qu’était due l’inspiration du dernier acte de cette campagne, celui qui avait attiré sur le général la défaveur royale. Broglie pensait donc que Maurice, dans tout l’éclat de sa gloire, se rappellerait ces jours d’épreuve, et il n’hésitait pas à le prier de servir de père à ses enfans. À peine était-il expiré que l’abbé, son frère, venant de recevoir son dernier soupir, transmettait ce vœu à Maurice

  1. Papiers de Condé. — Lettres adressées au comte de Clermont, 3 et 4 juin 1746. (Ministère de la guerre.)