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Schopenhauer, le pessimisme de Hartmann, etc. Que sais-je ? autant de systèmes que d’individus.

Ainsi les trois grands réformateurs de la philosophie moderne, Descartes, Locke et Kant, ont échoué ; du moins ils ont ‘échoué dans cette œuvre de fonder une philosophie définitive, une philosophie objective. Galilée a fondé la physique, Kepler et Newton l’astronomie, Lavoisier la chimie ; et, depuis eux, il y a la physique, l’astronomie, la chimie. Il n’en est pas de même en philosophie. Ce qui existe, c’est toujours la philosophie de quelqu’un, mais non la philosophie en soi. C’est le système de Descartes, le système de Locke, le système de Kant. Les uns sont pour celui-ci, les autres pour celui-là ; mais personne n’adhère à un symbole commun, à une doctrine unique, identique, s’imposant à tous. Au commencement de ce siècle donc, comme au temps de Descartes, il était permis de dire qu’en philosophie il n’y avait aucune chose « dont on ne disputât et qui, par conséquent, ne fût douteuse. » Pendant longtemps on avait pu croire qu’on s’y était mal pris, et qu’en s’y prenant mieux on aboutirait ; la chose s’est vérifiée pour les sciences positives. En effet, c’est parce qu’on s’y était mal pris que depuis près de-vingt siècles, l’astronomie, la physique, la physiologie, la chimie n’avaient fait que si peu de progrès et étaient restées en proie à la dispute. Quand on sut s’y prendre, les progrès furent rapides et prodigieux, et la dispute disparut, au moins pour les parties de la science définitivement établies. Il n’en fut pas de même en philosophie. On s’y prit de toutes les manières, et les plus grands hommes s’en sont mêlés, et cependant les systèmes ont continué de succéder aux systèmes.

Devant une expérience aussi décisive, devant une déception aussi universelle, n’y avait-il pas lieu de prononcer que, de quelque manière qu’on s’y prît, ce serait toujours la même chose, que le système et l’hypothèse sont la seule forme possible en philosophie ; et comme ces systèmes ou hypothèses se contredisent, il faut les écarter tous : en d’autres termes, tous les systèmes sont faux et la philosophie est impossible, au moins à titre de science indépendante reposant sur elle-même et séparée des sciences positives.

Cependant, cette conséquence ne fut pas tout d’abord tirée ; ou, si elle le fut, ce ne fut pas par ceux qui opposaient la philosophie aux sciences, les incertitudes de l’une aux accablantes démonstrations des autres. La conclusion sceptique que nous venons d’indiquer fut, en effet, proclamée au début de ce siècle, non au profit des sciences, mais au profit de la religion. Ce fut l’école théologique d’alors, ce fut surtout l’abbé de Lamennais qui essaya de trancher, par une espèce de coup d’état, le problème philosophique, et crut le moment venu pour avoir raison de la révolution opérée