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un certain nombre de superstitions extérieures, mais pour toutes celles qui étaient d’essence morale et étroitement attachées au fond de l’âme, elle les rendit plus formidables qu’elles n’avaient jamais été. Il est une croyance à laquelle la superstition s’accroche avec une facilité exceptionnelle, qui sortit de ce grand mouvement avec une consécration terrible, la croyance au pouvoir du diable sur l’humanité. La vision que Luther avait eue du monde, le Christ et Satan se disputant la terre et se poursuivant pour s’arracher les âmes, fut réalisée véritablement par les puritains d’Angleterre. Jusqu’à la réforme, on peut dire que Satan n’avait rendu à l’humanité que des visites intermittentes ; car de même que les citoyens se reposent du soin d’arrêter les criminels sur les magistrats, il y avait une autorité sur laquelle les fidèles se reposaient du soin d’expulser ou de punir le grand ennemi lorsque sa présence était soupçonnée ou constatée quelque part, l’église. Mais lorsque l’église fut tombée et que le fidèle resta seul avec lui-même, sans autres armes que celles qu’il trouvait en lui-même, cette terreur du diable s’accrut de toutes les incertitudes du jugement privé chez des intelligences étroitement fanatiques, et de toutes les inquiétudes de la responsabilité morale chez des consciences sauvagement scrupuleuses. Et non-seulement la présence de son infernale majesté devint permanente d’intermittente qu’elle avait toujours été, mais sa personne, d’invisible qu’elle était restée jusqu’alors, — sauf pour ses fidèles ou ceux qui l’appelaient de toute l’ardeur des mauvais désirs, — devint visible sous les formes les plus variées, les plus familières, les plus intimes. Satan dépouilla ces formes extérieures, grotesques et repoussantes par lesquelles, pendant de si longs siècles, il avait compromis sa haute mission, en fournissant des moyens faciles de le reconnaître, et en se livrant ainsi à la risée et à la merci des gens avec qui il entrait en affaires, le front cornu, le pied fourchu, le profil caprin. Il prit des allures de gentleman plein de respectabilité et s’affubla des plus beaux titres : milord Carnality, prince Belzébuth, général Apollyon, duchesse Astarté. Vous reconnaissez là, n’est-il pas vrai? l’origine des robustes symboles de John Bunyan. Malheureusement, il y avait là pour le puritain plus que des symboles, il y avait de réelles incarnations de Satan. Evil spirits personating men, hommes personnifiant de méchans esprits et méchans esprits personnifiés sous formes d’hommes, ces mots étranges se lisent au titre même du livre où Cotton Mather a raconté tant de prouesses du grand ennemi. Sous ces apparences respectables ou imposantes, Satan pouvait bien tromper la vue des fidèles légers de foi, mais il ne pouvait échapper à la surveillance attentive de cet infatigable espion de Dieu qui s’appelait un puritain. Rien n’égalait son habileté à découvrir le diable chez les hommes à intelligence modérée, ennemis