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principaux indigènes, consistait à leur céder à très bas prix des fusils anglais fabriqués tout spécialement à Birmingham pour les nègres de la côte d’Afrique et les Canaques de l’Océanie. Les fusils revenaient d’ailleurs à fort bon compte. On se bornait, pour les essayer, à remplir les tubes d’eau ; du moment que le tube ne fuyait pas, le fusil était déclaré bon. Il va sans dire qu’invariablement le canon éclatait quand on tirait, auquel cas l’acheteur était ou tué, ou blessé, ou, s’il en réchappait, obligé de se pourvoir à nouveau. « C’était tout profit, affirmait gravement un capitaine : un sauvage de moins ou une vente de plus. »

Depuis, des règlemens sévères ont mis un terme à ce négoce, et la vente des armes à feu est même interdite dans certaines îles. Elle n’en continue pas moins, mais dans des conditions plus humaines pour l’acheteur.

Les femmes indigènes, plus encore que les hommes, sont désireuses d’émigrer. A changer, leur sort en effet ne peut que gagner ; mais leurs maris, à Tanna et Ambrym, notamment, y consentent rarement, non qu’ils soient mus par des considérations de sentiment, mais parce que la polygamie leur permet de ne rien faire, et que, plus ils ont de femmes plus ils vivent à l’aise. Ces malheureuses créatures passent leur vie à planter et à récolter le yam, à fabriquer du copra et à servir leur maître. L’une d’elles avouait qu’elle n’avait eu qu’une bonne journée dans son existence. Son mari était en chasse ce jour-là. Un navire de trafiquant vint mouiller au long de la côte. Prévenu de l’absence des hommes, le capitaine vint à terre avec ses caisses de pipes, tabac, allumettes, cotonnades, etc.. A court de vivres, il désirait acheter des ignames. Elle se mit à négocier, vendit la moitié de sa provision, puis, tentée par de nouveaux articles, le reste. Toute la journée se passa à ce commerce, et quand le navire mit à la voile, il ne restait absolument rien dans sa hutte vide. En revanche, elle était chargée d’objets ardemment convoites qu’elle se hâta de cacher, puis elle attendit le retour de son seigneur et maître, dont la fureur se devine en ne trouvant rien à se mettre sous la dent. Il la roua de coups, cela va sans dire, et la laissa plus morte que vive. Ce fut cependant l’un des jours dont elle garda le meilleur souvenir. Par celui-là on peut juger des autres.


VI

Les trafiquans, qu’il ne faut pas confondre avec les capitaines de navires d’engagés, sont rares dans l’Océanie méridionale ; en