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pénible qu’elles ne demandent qu’à changer de maîtres, à peu près assurées de ne rien perdre au change. Quand elles sont jeunes, leurs parens les vendent moyennant un cochon ou quelques brassées d’ignames à un mari qui les roue de coups pour bien constater qu’il est le plus fort, leur fait cultiver la terre, les envoie pêcher du poisson, et le reste du temps hacher leur tabac, bourrer leur pipe, préparer leur repas. Un trafiquant paraît-il sur la côte, elles n’ont plus qu’une idée, gagner sa goélette à la nage, trouver grâce à ses yeux, se cacher à son bord, puis naviguer d’une île à l’autre, couchées sur le pont, sans rien faire du matin au soir.

L’un d’eux, Américain, maigre, osseux, aux pommettes saillantes et aux joues creuses, fort peu soucieux du beau sexe et très âpre au gain, vrai type de Yankee mâtiné de juif, nous racontait qu’un jour, à l’île de Tanna, il s’était laissé persuader par le chef de descendre à terre et d’y passer la nuit. Il s’agissait d’une assez forte livraison de copra ; la chose en valait la peine. Une hutte lui avait été réservée près de celle du chef.

« Le lendemain, en m’éveillant, dit-il, j’aperçois à ma porte quatre femmes accroupies, venues je ne sais d’où. En me voyant, elles se livrent, avec des grâces de chiens savans, à toute sorte de démonstrations affectueuses dont je ne me souciais pas, je vous jure, m’indiquant du doigt mon navire à l’ancre et m’invitant à m’y rendre en hâte, avec elles, pour me soustraire à la colère de leurs époux. Qu’est-ce que j’avais bien pu faire à leurs époux ? Mais le mot kiki revenait constamment dans leurs discours, et je compris que leurs époux, me croyant complice de leur fuite, me tueraient pour me manger. Je ne me souciais nullement de ces quatre dévergondées, qui d’ailleurs étaient laides à faire détourner la tête à une vache, et je ne me souciais pas davantage du kiki dont elles m’entretenaient. Je les invitai donc à déguerpir au plus vite et à rentrer chez elles, mais la plus loquace m’expliqua que la chose n’était plus possible, en me montrant sa tignasse crépue et celle de ses compagnes. Non contentes, en effet, de déserter le toit conjugal, elles avaient pris à leurs maris leurs pipes, allumettes et tabac, et, n’ayant pas de poches, puisqu’elles n’avaient pas de vêtemens, elles avaient remisé tout cela dans leurs crinières, où d’ailleurs elles logent d’ordinaire une foule d’objets, jusqu’à leurs provisions de bouche.

« Du coup j’eus peur. Les maris étaient certainement à leur poursuite, et elles pouvaient s’attendre en tout état de chose à une jolie volée de coups de trique, mais le vol des pipes et du tabac rendait l’affaire grave. Qu’une femme décampe pour un jour ou deux, cela, chez eux, ne tire pas autrement à conséquence, mais qu’elle emporte la pipe !…